Le cinéma (trash) dans la peau
1970. Sunset Street, à Los Angeles. Le petit Quint (c’est son surnom), 7 ans, passe pour la première fois les portes du Tiffany Theatre, temple du Hollyweird (« Hollybizarre »). Ici, on passe en boucle The Rocky Horror Picture Show (1975) de Jim Sharman lors de soirées déguisées, on mate des films d’horreur indés produits par Andy Warhol (Chair pour Frankenstein de Paul Morrissey) aux séances de minuit. Mais 1970, c’est surtout « l’année où le Nouvel Hollywood est devenu Hollywood tout court » (dixit Quint). Le Parrain, MASH, French Connection et Bullitt dézinguent les écrans avec une violence graphique, des personnages tordus et une morale douteuse. Tous les gamins se coltinent Scooby-Doo. Quentin, lui, a convaincu sa mère Connie et son beau-père Curtis, cinéphiles boulimiques, de le traîner voir ces films d’adultes avec eux. Résultat, il a vu L’Inspecteur Harry et Butch Cassidy et le Kid à l’âge où vous et moi, on tremblait de peur devant les Disney (même si, pour l’anecdote, il a vu et adoré Les Aristochats à sa sortie) : « C’était super excitant d’être le seul enfant dans une salle pleine d’adultes qui regardaient un film d’adultes et d’entendre la salle rire (le plus souvent) de quelque chose qui était probablement coquin. » Un obsédé visuel précoce.
On sait de quoi parlera le (potentiel) dernier film de Quentin Tarantino
Bambi, le cauchemar d’une vie
Quint aurait dû être traumatisé par Délivrance et Taxi Driver, mais c’est un autre film qui a meurtri son petit cœur d’intello cinéphile : Bambi. Un traumatisme qui explique peut-être que chez Tarantino, tout le monde meurt ou se prend des coups, sauf les mamans, étrangement épargnées – mommy issues, quand tu nous tiens. « Bambi qui perd sa maman, tuée par un chasseur, et cet horrible incendie de forêt, tout cela m’a davantage bouleversé que tout ce que j’avais pu prévoir au cinéma. J’ai dû attendre 1974 et La Dernière Maison sur la gauche de Wes Craven pour ressentir quelque chose d’approchant (…) Ce qui m’a frappé de plein fouet, plus encore que la dramaturgie psychologie de l’histoire, c’est le choc de la tragédie inattendue. Les bandes-annonces de la télé ne laissaient pas du tout présager la nature véritable du film. Elles insistaient sur les adorables cabrioles de Bambi et de Pan-Pan », explique-t-il dans Cinéma spéculations. On le sens à deux doigts de monter une association préventive contre les dommages collatéraux du dessin-animé : « Ça fait maintenant des décennies que ces séquences de Bambi foutent en l’air des enfants. »
« Once Upon a Time in Hollywood », le film-monde élégiaque de Quentin Tarantino
Les ennemis jurés : Truffaut et Hitchcock
Tarantino, ce n’est pas un tendre. Le cinéaste tire à balles réelles quand il s’agit d’accabler des figures cinéphiles panthéonisées. Le premier qui en prend pour son grade, c’est Hitch – à qui il donne ce surnom affectueux, qui cache en fait une cinglante animosité. Dans un chapitre consacré à Brian de Palma, qui examine la façon dont le réalisateur s’est réapproprié l’héritage horrifique du maître du suspense à des fins commerciales, Tarantino lâche tranquillement : « Fenzy de Hitchcock est peut-être un navet, cependant je doute qu’Alfred se soit ennuyé à le faire ». Non seulement il trouve son ancêtre surcoté, mais il démolit aussi les réalisateurs de la Nouvelle Vague qui, par leur travail critique, ont participé à sa réhabilitation dans les années 1960, à une époque où Hitch était considéré par la presse US comme un vulgaire faiseur de séries B. Parmi eux, sa bête noire : François Truffaut. « Je peux imaginer que l’envie de De Palma de se lancer dans une carrière en exécutant des scènes hitchcockiennes tenait en partie au fait qu’il estimait déplacé les lauriers que la Nouvelle Vague française tressait à Hitchcock. Tout particulièrement MM. Truffaut et Chabrol (…) Je peux tout à fait imaginer De Palma rebuté par le côté amateur, tâtonnant et maladroit de La Mariée était en noir de Truffaut. » Team Truffaut, bouchez-vous les oreilles : Quint va jusqu’à qualifier le papa de la saga Doinel d’ « amateur empoté à la Ed Wood ». Pas sympa non plus pour ce cher Ed, qui, on le rappelle, est considéré comme le plus mauvais réalisateur de tous les temps mais nous a quand même légué de superbes nanars avec Béla Lugosi (Louis ou Louise, La Fiancée du monstre). Finalement, seul notre national remporte l’adoubement de Tarantino, grâce à son polar Le Boucher, qu’il qualifie de « film à suspense sans suspens », « relativement correct ». On est max du compliment.
MICROSCOPE ⸱ Un baiser dans « Jackie Brown » de Quentin Tarantino
Taxi Driver, ou comment démythifier la violence
Complaisante, fétichiste, dépolitisée comme le disent les détracteurs… La violence, omniprésente chez Tarantino, a toujours fait l’objet de débats clivés. Dans un chapitre dédié au Taxi Driver de Martin Scorsese, qu’il vénère, le réalisateur fustige l’hypocrisie qui entoure cette notion de violence gratuite. La scène finale du film, où Travis (Robert De Niro), tel un Christ profane, venge Iris (Jodie Foster, prostituée mineure qu’il a pris sous son aile) de ses proxénètes, agit comme une apothéose cathartique, un dénouement libérateur et jouissif pour le spectateur. Hyper stylisé (Paul Schrader, scénariste du film, l’avait d’ailleurs pensée comme « la mort d’un samouraï dans l’honneur »), ce morceau de bravoure relève d’une intention préméditée de la part de Scorsese : nous heurter autant que nous subjuguer. Or, au moment de la sortie du film, explique Tarantino, Scorsese a feint la surprise en découvrant que le public était à la fois choqué et fasciné par cette fin. « Martin Scorsese dirige l’un des climax violents les plus cinétiquement chargés de l’histoire du cinéma… et il est ‘choqué’ que ça provoque l’excitation du public ? (…) C’est le genre de balivernes que les réalisateurs marmonnent non sans hypocrisie lorsqu’ils ont ouvragé une séquence prêtant à controverse, et se retrouvent ensuite sur la sellette en interview, à devoir répondre de ce qu’ils ont fait (…) Ils ne disent jamais : je voulais choquer le public, le faire sortir de sa zone habituelle. » Le message de Quint est clair : si vous voulez pondre des succès sanglants comme Django Unchained et Inglourious Basterds, il faut assumer la part divertissante de la violence.
Paul Schrader : « Il n’y a que des gens tristes dans les casinos. »
Pedro Almodóvar, un maître à penser
Qui eut crût que Tarantino, grand postmoderne, accro de la citation visuelle, un brin misanthrope, était fan du cinéma généreux et mélo de Pedro Almodóvar ? Figurez-vous que dans sa jeunesse, à l’époque où il travaillait dans un vidéoclub à Manhattan Beach, Tarantino répétait à qui voulait l’entendre qu’un jour, il réaliserait un film comme Matador (1986). Pourquoi donc ? Sa scène d’ouverture, qui montre un jeune homme impuissant (Antonio Banderas) en train de se masturber devant un montage des séquences de films gores, l’a évidemment marqué. L’audace du cinéaste espagnol, son impertinence, est devenu un modèle de carrière : « En voyant mes héros, les francs-tireurs du cinéma américain des années soixante-dix, se plier aux nouvelles façons de travailler, juste pour continuer à avoir du boulot, je me disais que la hardiesse de Pedro tournait en dérision leurs calculs et leurs compromis. » Le mélange de comique et de trash, les couleurs sensuelles et provocantes de son cinéma ont définitivement convaincu Tarantino qu’« il pouvait y avoir quelque chose de sexy dans la violence » et qu’il y avait « une place pour [lui] et [ses] rêveries dans la cinémathèque moderne ». Quint avait vu juste : les effluves graphiques d’hémoglobine de Kill Bill et les overdoses chorégraphiées de Pulp Fiction hantent désormais notre cinéphilie, qu’elles nous hérissent ou nous transportent.
Cinéma Spéculations de Quentin Tarantino, Flammarion, 448 p., 25e.