Les premiers accords frénétiques de « The Boy With the Perpetual Nervousness » de The Feelies donnent le tempo. Arrachant une paire de lunettes de soleil de la main d’une passante, Wren (Susan Berman) prend la fuite dans les couloirs du métro new-yorkais. Maquillage new-wave, débardeur lâché sur poitrine nue, minijupe et bas résille, elle traverse la ville comme un courant d’air. Sa moue insolente amortit les regards, son chewing-gum a le goût d’un doigt d’honneur, chacun de ses gestes répond à une urgence dont elle seule connaît la cause. Pour l’attraper, il va falloir courir vite, ou se contenter des affichettes à son effigie qu’elle sème sur son passage telle une Narcisse underground.
C’est le choc initial de Smithereens : l’invention d’un personnage de cinéma. Une jeune femme moderne vue par une jeune femme moderne – la réalisatrice, Susan Seidelman, a 30 ans en 1982 – dont la vitalité, l’indocilité, l’ambiguïté de caractère sont autant de coups portés au « celluloïd ceiling » (le « plafond de celluloïd », métaphore couramment employée pour désigner la sous-représentation des femmes dans le cinéma hollywoodien). « Aux États-Unis, les rôles féminins se résumaient encore à la “good girl” – la bonne ménagère ou la petite amie docile – et la “bad girl” – ces femmes fortes des séries B qui semblaient évadées de prison… Il n’existait rien entre les deux », nous raconte Susan Seidelman, à l’occasion du Champs-Élysées Film Festival dont elle était l’invitée en septembre dernier.
« Aux États-Unis, les rôles féminins se résumaient encore à la “good girl” – la bonne ménagère ou la petite amie docile – et la “bad girl” – ces femmes fortes des séries B qui semblaient évadées de prison… Il n’existait rien entre les deux »
Pour cette brillante étudiante de la NYU Film School, camarade d’amphi de Jim Jarmusch, le désir de mise en scène est d’autant plus impérieux qu’il repose sur un manque. Fascinée par les mâles complexes du Nouvel Hollywood (Ratso Rizzo dans Macadam Cowboy de John Schlesinger ou Benjamin Braddock dans Le Lauréat de Mike Nichols, qu’elle cite comme modèles), elle fantasme leur pendant féminin. Consciente des verrous de la mentalité américaine, elle cherche l’inspiration chez Fellini (Les Nuits de Cabiria) et dans la Nouvelle Vague. Avec toujours une faille dans l’identification. « C’est peut-être difficile à imaginer aujourd’hui, mais j’ai grandi sans aucun role model de femme cinéaste. Grâce à mes études, je connaissais l’existence d’Agnès Varda en France ou de Lina Wertmüller en Italie, mais dans mon pays, à part Ida Lupino et les réalisatrices de l’ère du muet, dont les films étaient introuvables, je n’avais personne à admirer. »
Privée de panthéon à son image, la cinéaste débutante n’a que le présent dans lequel s’engouffrer. L’histoire de Wren ressemble donc à la sienne, celle d’une banlieusarde aimantée par les perspectives et les dangers de la Grosse Pomme (New York connaît alors son plus haut niveau de criminalité), cherchant sa place dans la tumultueuse scène post-punk. Le portrait de la femme est aussi celui d’un quartier, d’un mouvement, d’un mode de vie, autant de marges à enregistrer et à magnifier. « Je n’étais ni une musicienne ni une groupie, mais j’ai toujours été intéressée par la pop culture et j’étais fascinée par ce qui se passait à cette époque – la musique, la mode, l’esthétique punk et les débuts du graffiti. Toute cette culture n’était pas représentée au cinéma. »
Les moyens dont elle dispose reflètent ses ambitions : avec un budget de 50 000 dollars (un héritage laissé par sa grand-mère pour financer… son mariage) et une équipe réduite composée d’amis de fac, elle adopte la méthode du cinéma guérilla, tournant sans autorisation dans les bas-fonds photogéniques du Lower East Side et de l’East Village. Les bars de nuit interlopes, les terrains vagues, les intérieurs poisseux, dessinent l’espace mental de Wren. La crédibilité punk est assurée par la présence au casting de l’icône Richard Hell (à qui Seidelman offre son plus beau rôle, comme leader du groupe imaginaire Smithereens) et la bande originale (The Feelies en fil rouge ainsi que ESG, The Raybeats, Richard Hell and The Voidoids). Le film n’aurait pu être « que » cela : une capsule spatio-temporelle stockant les ruines du no future et les prémices du female gaze qui aurait sa place dans les musées aux côtés de The Decline of Western Civilization (1981), le documentaire culte de Penelope Spheeris sur la scène punk de Los Angeles. Mais le destin – et le talent de mise en scène de Seidelman – allait en décider autrement.
Image : Smithereens de Susan Seidelman (1982)
TAPIS ROUGE
« Quand les gens parlent de cinéma indépendant aujourd’hui, ils pensent à Miramax, aux premières productions de Harvey Weinstein, qui coûtaient quelques millions de dollars. Mais au tournant des années 1980, à New York, on faisait des longs métrages pour quelques milliers de dollars ! Je parle de gens comme Amos Poe, Eric Mitchell, Scott B and Beth B, Jim Jarmusch à ses débuts, Lizzie Borden… C’était un microcosme où tout le monde s’entraidait, car personne n’avait d’argent. N’étant pas carriériste, je n’avais jamais imaginé emporter mon film plus loin. » C’est le problème quand on tombe au bon moment, au bon endroit : on ne le voit pas venir. À peine Smithereens tiré sur pellicule, Susan est contactée par la screening room new-yorkaise du Festival de Cannes – une antenne locale qui présélectionnait des films new-yorkais, dans la perspective de les emmener à Cannes s’ils passaient cette première étape. Puis elle reçoit l’appel enthousiaste de Pierre-Henri Deleau, responsable de la Quinzaine des réalisateurs.
Deux inconnus croisés dans un restaurant proposent de lui avancer les 20 000 dollars nécessaires pour passer le film du 16 mm au 35 mm – condition sine qua non pour concourir. Enfin, c’est Gilles Jacob, délégué général du Festival, qui tombe sous le charme et lui ouvre la porte de la Compétition officielle… Smithereens devient le premier film américain indépendant sélectionné à Cannes. Une nouvelle ère commence. Un peu plus accueillante pour les (anti)héroïnes. Un peu plus ouverte aux commandos de l’ombre. Susan Seidelman continuera de percer le plafond de celluloïd, portant à l’écran des femmes « maîtresses de leur destinée », de Recherche Susan désespérément (premier grand rôle de Madonna) au pilote de la série Sex and the City. Quant à Wren, on ignore ce qu’elle est devenue (le dernier plan de Smithereens laisse planer le doute), mais on peut parier qu’elle n’a toujours pas été rattrapée.
PENDANT CE TEMPS LÀ, À PARIS
C’est un vieux cliché : en France, on serait toujours en retard sur les révolutions pop. Les Américains ont eu Elvis, on a eu Johnny. Les Anglais ont fait leur British Invasion, on a répliqué avec les yéyé. Sauf pour le punk : cette fois, on était synchrones, avec nos groupes pionniers (Métal Urbain, Stinky Toys) et le premier festival du genre en Europe, en 1976 à Mont-de-Marsan. Ce que notre cinéma a retenu de tout ça, à part le maudit La Brune et moi de Philippe Puicouyoul (1981), on ne voyait pas trop. Pour combler cette lacune, le Champs Élysées Film Festival proposait en septembre dernier un cycle « Riot Girls », dressant des liens entre réalisatrices indépendantes, des deux côtés de l’Atlantique, à l’orée des années 1980.
Face à l’underground new-yorkais imprimé dans Smithereens de Susan Seidelman (1982) ou Born in Flames de Lizzie Borden (1983), deux réponses en direct des souterrains parisiens : Simone Barbès ou la Vertu de Marie-Claude Treilhou (1980, avec une apparition de l’icône Elli Medeiros) et La Nuit porte-jarretelles de Virginie Thévenet (1985). Ici, le punk n’est pas tant sur la bande-son que dans l’esprit : grain documentaire, héroïnes nouveau genre, tropisme (auto)destructeur, le tout capté dans les zones rouges où branchés et voyous se confondent (le Palace en tête). Et franchement, qui a besoin de Richard Hell quand on a Elli Medeiros ?
Image d’ouverture (c) Courtesy Susan Seidelman