Vous connaissez Joanna Hogg depuis vos 10 ans. Comment collaborez-vous avec cette amie de longue date, quelqu’un qui vous connaît si bien et avec qui vous avez grandi ?
C’est sans doute l’expérience la plus holistique que je puisse imaginer : la vie et le travail réunis dans un seul geste. Notre connaissance mutuelle, notre complicité, notre amour et notre foi en l’autre sont si profonds – si durables et si entiers – que l’on se sent complètement en sécurité l’une avec l’autre. On peut partager nos peines comme nos joies, se risquer ensemble sur de nouveaux terrains, expérimenter sans savoir où l’on va, ce qui est sans doute le plus grand luxe d’entre tous.
Dans The Souvenir. Part I & II, le diptyque de Joanna Hogg sorti en 2022 et qui se déroulait dans les années 1980, vous interprétiez la mère de l’héroïne, jouée par votre véritable fille, Honor Swinton Byrne. Est-ce ce même couple mère-fille – que vous incarnez cette fois toutes les deux – que l’on retrouve, quarante ans après, dans The Eternal Daughter ?
Oui. Au fil du processus de création de The Souvenir, Joanna et moi nous étions d’abord concentrées sur l’histoire de Julie, l’héroïne. Mais si sa mère, Rosalind, n’apparaissait que sporadiquement, nous avions fini par beaucoup explorer ce portrait. Elle exerce toute sorte de fascination sur nous. Elle n’évoque pas tout à fait nos mères, mais plutôt quelqu’un que nos mères auraient pu connaître. Au moment de préparer The Eternal Daughter, nous étions ravies de pouvoir creuser davantage ce personnage. J’ai l’impression de la connaître profondément. Tout ce que j’ai à faire c’est de la télécharger, c’est comme me caler sur un morceau de musique que je connais par cœur.
Comment ces films interagissent-ils avec votre propre arbre généalogique, votre relation avec votre mère, avec votre fille ?
C’est toujours un émerveillement pour moi, ce fleurissement d’un arbre généalogique qui a poussé dans l’art, tout contre le nôtre dans la vie. Et c’est un arbre cinématographique qui porte Joanna dans ses branches : un assemblage de nos deux histoires. Cela nous semble maintenant inconcevable, à Joanna comme à moi, que nous ayons pu imaginer quelqu’un d’autre que Honor pour interpréter Julie dans les films The Souvenir, non parce que c’est ma fille, mais parce qu’elle correspond parfaitement au rôle. Cette nouvelle itération dans The Eternal Daughter, le fait que je joue une version de ma mère et une version de ma fille en discussion l’une avec l’autre, me renverse, encore aujourd’hui. Cela crée un sentiment d’achèvement qui résonne profondément en moi.
« Je suis à l’aise avec l’idée d’intemporalité – même si je suis également très intéressée par les limites de la vie mortelle »
Dans Only Lovers Left Alive (2014) de Jim Jarmusch, vous jouiez un vampire immortel, et dans Orlando (1993) de Sally Potter, quelqu’un qui ne vieillit pas. Quel est votre rapport au temps qui passe ?
J’ai grandi dans une maison dans laquelle ma famille vit depuis des générations. Je pense que mes frères et moi avons toujours été conscients d’une forme d’intemporalité : marcher dans les mêmes allées et sous les mêmes arbres que des gens qui partagent vos traits sur de vieux tableaux est une expérience troublante, comme si une seule personne vivait dans un long continuum immuable. Ce qui implique qu’à un moment il est nécessaire de faire des choix pour s’extraire de cette lignée et se forger sa propre destinée. Peut-être grâce au contexte assez inhabituel de ma jeunesse, je suis à l’aise avec cette idée d’intemporalité – même si je suis également très intéressée par les limites de la vie mortelle, et par la façon dont on change en permanence tout en conservant au fond de nous certains éléments de base, qui restent les mêmes du début à la fin.
Vous vivez à Nairn, une petite ville écossaise, dans une maison de plus de 120 ans d’âge. Avez-vous déjà eu la sensation qu’elle était hantée, comme le manoir dans The Eternal Daughter ?
Je suis extrêmement à l’aise avec les fantômes. Nous vivons tous parmi eux et je me suis toujours débrouillée pour embrasser l’idée de leur existence et leurs manifestations, où que j’aille. Il n’y a sans doute aucun bout de terrain sur la planète qui ne soit pas visité en permanence par des esprits. C’est une pensée qui, je le confesse, m’apporte beaucoup de réconfort.
Vous avez commencé votre carrière au cinéma avec Derek Jarman, une figure incontournable du cinéma queer et d’avant-garde, en jouant dans son film Caravaggio (1987). Qu’avez-vous appris à ses côtés ?
Il m’est impossible d’imaginer que j’aurais pu travailler dans le cinéma sans cette rencontre. Le monde qu’il m’a ouvert et la façon de travailler que j’ai pu développer avec lui, d’une manière rare voire unique, ont façonné la vie que j’ai menée ces trente dernières années. Ensemble, nous avons fait quelque chose comme sept longs métrages, et, au cours des neuf ans durant lesquels nous nous sommes côtoyés, j’ai appris le pouvoir et le frisson du travail collectif, mais aussi à travailler au service d’un cinéma basé sur une énergie qui n’a rien à voir avec l’interprétation ou le beau geste, qui est davantage relié à la peinture et à la poésie qu’au théâtre ou à la littérature. Quand j’ai rencontré Derek, j’avais pris mes distances avec ce qui m’apparaissait comme suranné et désincarné dans le théâtre. Étant une jeune personne éprise d’un cinéma plus aventureux que la frange populaire de ce qui se faisait à l’époque, j’étais aimantée par l’esthétique qu’il inventait : communicative, lyrique, radicale, érudite, désordonnée, romantique, exubérante, irrévérencieuse, picturale, droite, pleine d’esprit. C’était un cinéma dans lequel je pouvais, grâce à sa générosité et à son élégance, m’abriter, inventer une façon de jouer différente de ce qui se faisait à l’époque – le rythme et l’énergie forcés du théâtre, le naturalisme plan-plan de la télévision.
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Certaines de vos performances sont basées sur une transformation physique et des looks excentriques. Quelle forme de joie cela vous procure ?
Chaque portrait commence par une forme d’interrogation : que montrer à la caméra, quel look, quel son, quelle forme, quelle façon de bouger ? Pour former le langage visuel d’un film, chacun de ses portraits doit chanter, comme une mélodie devant s’accorder à un ensemble. Le langage visuel de Wes Anderson, par exemple, bien qu’il varie d’un film à l’autre, se reconnaît en ce que chaque élément se caractérise par une certaine intensité. Même remarque à propos des deux films que j’ai faits avec Bong Joon-ho, Snowpiercer. Le Transperceneige [2013, ndlr] et Okja [2017, ndlr], dans lesquels nous investissions un environnement terrestre plus ou moins connu – respectivement un long train et une série de lieux dans une Corée et un New York contemporains – selon un tour particulier – d’aucuns diraient « de science-fiction ». Les personnages que j’y incarne sont toutes pittoresques, ils ont à voir avec la texture graphique de ces films. Le truc, dans les cas que je cite, c’est de trouver comment entrer en harmonie avec le décor, sans détoner ni s’y dissoudre. Au-delà du plaisir évident de se déguiser et de faire rire les gens avec un dentier, je ne peux pas dire que j’aime travailler avec ces « masques » plus qu’avec autre chose, mais j’aime cet effort d’harmonisation, qui est toujours le même, quel que soit le ténor du film.
Dans votre jeunesse, vous écriviez de la poésie et vous vouliez devenir écrivaine. Qu’avez-vous conservé de ces passions dans votre carrière au cinéma ?
J’écris depuis que je suis enfant, mais il y a eu une longue période où je ne l’ai plus fait. Cela correspond à peu près à mes débuts dans la performance, quand j’étais étudiante. Je ne sais pas exactement comment fonctionne ce changement d’énergie, mais je suis heureuse de pouvoir dire que j’ai recommencé à écrire depuis plusieurs années, notamment des essais. Et j’ai fini par voir mon travail de performeuse comme une forme d’écriture souterraine – et, parfois, comme de la poésie.
Vous avez produit certains des meilleurs films dans lesquels vous avez joués : Amore de Luca Guadagnino (2010), We Need to Talk about Kevin de Lynne Ramsay (2011) et Memoria d’Apichatpong Weerasethakul (2021). N’avez-vous jamais eu envie de réaliser vous-même ?
Je me suis toujours dit que, aussi longtemps que les cinéastes vivants les plus inspirés voudraient travailler avec moi et m’inviteraient à leur table pour me donner envie de continuer à jouer, je serai heureuse de ne pas réaliser.
Vous semblez avoir de plus en plus de projets chaque année. Quels sont les prochains ?
J’ai tendance à considérer mon activité artistique comme celle d’un jardinier, ou même d’un fermier, semant des choses qui poussent vite et d’autres qui prennent leur temps. Il y a donc actuellement plusieurs plantes dans la terre, à différentes étapes de développement. Ce qui arrive incessamment, c’est le fruit de mon travail avec Joshua Oppenheimer sur The End, une comédie musicale sur la fin du monde, que nous allons filmer en Europe cette année. Et, je peux vous le dire, la terre est pleine de graines en train de joyeusement germer et qui verront le jour quand elles seront prêtes.
Tilda Swinton face à ses fantômes dans le trailer de « The Eternal Daughter »
The Eternal Daughter de Joanna Hogg, Condor (1 h 36), sortie le 22 mars
Rétrospective Joanna Hogg, du 16 au 20 mars au Centre Pompidou, le 29 mars en salles
Joanna Hogg. Regard intime sur l’imaginaire, sous la direction de Franck Garbarz (Condor | Carlotta, 208 p., 29,90 €)