Le Don Juan de Serge Bozon est acteur. Qu’est-ce que ça vous inspire, cette interprétation du mythe ?
Le Don Juan classique correspond à une vision masculine aujourd’hui dépassée. Là, je me suis dit que c’était un acteur qui entrait en confusion avec son personnage. Quand il regarde les femmes, il joue. Mais il se perd dans son jeu et il plaque un seul visage sur tous les autres, celui de Julie, la femme qu’il aimait et qui l’a abandonné. Il ne voit plus qu’elle.
Au début du film, Don Juan se regarde dans le miroir. Pour vous, à quoi pense-t-il à ce moment-là ?
Il pense à elle, au fait qu’il abandonne son caractère de Don Juan. Cette scène est importante, car elle raconte le largage de l’idée qu’on se faisait de Don Juan.
Quelle relation avez-vous avec le miroir ?
Dans la vraie vie, je m’en tape un peu, ça me sert juste de reflet pour me préparer. Si je réponds métaphoriquement, quand je me regarde dans la glace, je vois les personnages que j’ai traversés. Je les abandonne très vite après avoir terminé avec eux, je les oublie même, mais je pense qu’ils laissent quand même une petite trace à l’intérieur. Ils me transforment, me rendent plus instruit et parfois plus intelligent. Ce qu’ils m’apportent surtout, c’est de l’indulgence. Quand on doit se faire l’avocat du diable, défendre des personnages dans des situations où on n’aurait jamais mis un orteil, on réfléchit à leur comportement. Comment en sont-ils arrivés là ?
Justement, dans le film, Don Juan raconte son métier d’acteur à des étudiants. Il leur dit qu’il n’est là ni pour juger ni pour défendre un personnage. Un des élèves lui répond alors : « Tu lui cherches des excuses. »
Je pense que le gamin dit juste la vérité. On doit trouver des excuses à des personnages pour les rendre aimables, attachants, même détestables. « Juger », non ; « défendre », plus j’avance, plus je me dis que ce n’est pas le bon mot, mais je l’ai utilisé pendant longtemps. Il s’agit plutôt d’épouser un personnage. Quand on tombe amoureux d’un personnage, on a envie de le porter, de rentrer en fusion avec lui.
Mais, par exemple, Charles Sobhraj, le tueur en série que vous avez joué dans la minisérie Le Serpent, comment lui trouver des excuses ?
Là, je ne pouvais pas lui en trouver, très clairement. Je me suis rappelé le gamin qu’il a été. Attention, je ne fais pas l’apologie d’un serial killer. Ce que je veux dire, c’est qu’à la base il a été un enfant comme tous les autres. Il a été rejeté par son père, maltraité par sa mère. Moi, j’ai des enfants tout petits, je vois à quel point on est malléables à ces âges. Quand je repense à ce gamin qui devait pleurer seul dans son lit, je me dis qu’un cœur a existé. Et j’ai profondément de la peine pour cet enfant, pour ce mec, jusqu’au moment où il passe de l’autre côté.
Vous chantiez déjà dans la série de Damien Chazelle, The Eddy. Les deux expériences étaient-elles comparables ?
Sur The Eddy, je chantais une sorte de jazz bluesy, le rythme reposait sur d’autres codes. Sur Don Juan, c’était comme si, sur un chant, la note allait contre celle d’avant. Il y avait des contrepieds très compliqués. Mehdi Zannad [qui a composé la B.O. avec Benjamin Esdraffo et Laurent Talon, ndlr] était très exigeant. Le fait qu’il ne me lâche pas sur des détails, ça fait que je poussais pour être au niveau tout le temps. Et tout était en direct ! Ce qui nous a sauvés, c’est que les chansons étaient la continuité des scènes qu’on était en train de jouer.
Don Juan dit qu’une bonne manière de connaître quelqu’un, c’est par la musique. Vous, vous citeriez quels morceaux pour faire votre autoportrait ?
En ce moment, je n’écoute pas beaucoup de musique. Mais, à un moment, j’ai vachement écouté un album de Quincy Jones sur lequel il joue de la trompette. Je n’avais jamais réalisé à quel point c’était un grand trompettiste. Il y a des périodes où j’aime écouter de la musique sans paroles, ça me fait plus voyager, ça m’oriente moins vers une direction, un sentiment. C’est pour ça que j’écoute beaucoup de musiques de films, le thème d’Interstellar composé par Hans Zimmer, je peux l’écouter pendant des heures. Sinon, j’adore tout ce qui vient de la Motown, j’aime beaucoup ce que fait Orelsan, Kanye West quand il ne vrille pas, Jay-Z, toujours au top, Kendrick Lamar… Et le seul artiste contemporain qui arrive à me faire pleurer, c’est Grand Corps Malade. Il a des mots qui me frappent tout de suite à l’intérieur.
Dans une scène, le personnage incarné par le chanteur Alain Chamfort, qui joue le père d’une ex de Don Juan disparue, donne sa propre définition de l’acteur : « impudique », « égocentrique » et « joueur ». Pour vous, ce serait quoi ?
« Joueur », je prends ! « Égocentrique », on garde la racine ? Je dirais plutôt « un ego bien placé », car je pense sincèrement qu’on ne peut pas être sans ego. Et « impudique », je le remplace très certainement par « généreux ».
Julie quitte Don Juan parce qu’il pose son regard sur une autre femme le jour de leur mariage. Comment avez-vous composé ce regard ?
Ce regard est bizarre, on est d’accords ? Serge a fait monter un reflet lumineux dans mon œil. Il m’a aussi dit qu’il voulait un truc un peu menaçant, un peu étrange, avec du désir, et que ce ne soit pas tout à fait moi. OK ! Comment ça s’appelle, ce truc-là ? Du coup, je me suis abandonné. Avec Serge, quand il avait ce qu’il voulait, je lui proposais autre chose : cette prise, ça s’appelle la freestyle. Comme j’ai plusieurs prises d’expérience, je peux aller ailleurs.
Votre personnage répète une scène avec une partenaire qui n’arrive plus à continuer parce qu’elle le trouve trop rigide. Ça vous est déjà arrivé, de tels blocages ?
Je n’aime pas jouer contre mes partenaires, mais parfois certains jouent contre moi. Quand c’est le cas, alors allons-y. Je ne peux pas disparaître, j’ai un travail à faire. Quand il y a de la rigidité en face, c’est beaucoup moins agréable, on te gâche un peu la fête, mais il faut faire avec. Aujourd’hui, plus rien ne me fait peur : sur un tournage, j’ai même joué face au vide. Mon partenaire, un enfant, n’était pas là la moitié du temps. On tournait à certains horaires, et puis il partait, alors je jouais tout seul !
Dernièrement, vous avez appris de certains de vos partenaires ?
Oui, avec Joaquin Phoenix [au moment de l’entretien, il terminait avec l’acteur américain le tournage de Napoléon, le prochain film de Ridley Scott, dans lequel il joue Paul Barras, ndlr]. Il s’est autorisé à tordre le texte, à improviser à chaque prise des choses cohérentes avec son personnage mais qui déforment complètement la structure d’une scène. C’est déstabilisant, mais, au lieu de le prendre comme une agression, je l’ai pris comme une invitation. Ça m’a appris à travailler autrement. Le soir, je me demandais de quelles manières, en partant du scénario écrit, il pouvait improviser. J’imaginais les différentes façons et je me créais des nouvelles réponses. Si lui inventait et réécrivait, alors moi aussi ! J’ai pu me rendre compte de ce qu’était l’improvisation préparée.
Don Juan dit à Julie qu’elle joue mieux que lui. Parfois, pensez-vous à cette question du « mieux » ou du « moins bien » ?
Ça, tu peux y penser quand tu vois le film. La première fois que tu te vois, c’est compliqué, et ce n’est pas très objectif en vérité. La deuxième fois, ça l’est plus, et en général ça se passe bien. Après, quand tu vois un acteur qui a la grâce, qui dépasse le truc, c’est tout, c’est comme ça. Il y a des rôles qui aident à ça, aussi. Mais, sur le terrain, quand quelqu’un joue vachement bien en face, qu’il est surprenant, moi ça me motive, je me dis que je vais pouvoir aller chercher un truc auquel ni moi ni le réalisateur n’avaient pensé. J’aime beaucoup réinventer une scène.
À un moment, il est dit que Don Juan regarde les gens pour s’imaginer dans leur tête. Faites-vous ça parfois aussi ?
Oui, ça m’arrive. Moins qu’avant, parce que c’était une obsession. Je me disais que j’allais apprendre comme ça. Or, il y a plein de façons de se laisser remplir par le monde. Quand je vois quelqu’un qui est un peu triste, je me demande ce qu’il a traversé. Tu vois, parfois, ces gens qui sont seuls à une terrasse, avec le visage un peu défait… Je regarde leur tenue, leur style, leur façon de tenir leur tasse de café. Je me demande : comment ils ont pensé ce geste ? c’est lié à leur éducation ? Ça me plaît d’étudier leur manière de s’habiller, d’imaginer d’où ils viennent, comme pour travailler mon instrument.
Sur les plateaux, une heure avant la prise, comment vous préparez-vous ?
Si c’est une scène d’émotion, je me concentre, j’essaye de vivre les choses un peu en amont, de faire monter jusqu’à être tout au bord, pour pouvoir tout lâcher sur le tournage. Si j’ai de grands pavés à mémoriser, je récite un peu mon texte, je bois un café. Et, dix minutes avant, je ne pense plus à rien. C’est comme avant un examen, si tu te mets à réviser à la dernière minute, ça va juste tout déranger. Là, sur le tournage du dernier Ridley Scott, il faut être super frais, car il ne fait que deux prises.
Et vous n’écoutez jamais de musique sur les tournages ?
Avant, beaucoup, pour me mettre dans certains états. J’avais besoin de ça, quand je faisais mes classes au théâtre, quand je faisais mes premiers films. Mais je me suis dit que ça allait devenir un handicap, je commençais à avoir besoin de quelque chose. Du coup, je me concentre sur mon corps, je vais beaucoup marcher, respirer, parfois faire des pompes. Il ne doit y avoir aucun élément extérieur pour venir t’aider à rechercher ou à créer un sentiment. Il faut que, dans toutes les situations, tu puisses faire ton travail. Au début, pareil, quand il y avait beaucoup de monde derrière la caméra, en vrai ça me dérangeait, mais je me suis dit que je devais me former à ce qu’autant de gens me regardent.
Don Juan de Serge Bozon, ARP Sélection (1 h 40), sortie le 23 mai
Portrait (c) Sabine Villiard
Images (c) Les Films Pelléas