Stéphane Demoustier : « J’ai voulu exposer l’envers idyllique de la carte postale Corse »

Comment bascule-t-on vers le mal ? C’est cet imperceptible mouvement que Stéphane Demoustier (« La Fille au bracelet ») questionne dans « Borgo », polar abreuvé de lumière inspiré d’un fait divers sanglant. L’impassible Hafsia Herzi y incarne une matonne nouvellement intégrée dans la prison corse de Borgo, et piégée au cœur d’un engrenage criminel. Le réalisateur nous parle des enjeux moraux de ce thriller en forme de trompe-l’œil.


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Pourquoi avoir fait de Mélissa, incarnée par Hafsia Herzi, un personnage très opaque, alors même que le film cultive une forme de proximité avec elle, en épousant son point de vue ? 

Le mystère de ce personnage est au cœur du désir de faire ce film. Il y a quelque chose que je ne m’explique pas, qui me captive, dans le destin de cette femme. L’enjeu était d’observer un mystère sans l’épuiser. Souvent, lorsque vous présentez un projet de film, on vous demande d’éclaircir vos intentions. Pour ce film, je répondais : « Si les raisons étaient claires, je ne le ferais pas. » Dans Borgo, je raconte le glissement d’une héroïne, mais il tient à multiples raisons, que les spectateurs identifieront selon leur propre sensibilité. Moins quelqu’un exprime les choses, plus le spectateur a de place pour se projeter. C’est pourquoi j’ai volontairement indiqué à Hafsia Herzi d’avoir ce jeu droit, impassible – je lui demandais d’éprouver les choses, jamais de les montrer. La caméra est un microscope, pas besoin de mots pour déceler les émotions. 

« Borgo » de Stéphane Demoustier : voyage au bout de l’enfer corse

En même temps, on sent que Mélissa est borderline, grisée par ce monde dangereux qui l’extrait de son quotidien. Il y a une forme de fascination. 

J’identifie plusieurs raisons à cette attraction dangereuse. Melissa est une étrangère qui cherche à se faire une place. C’est une femme dans un monde d’hommes, dans une famille en crise. Elle va soudain avoir le sentiment d’être accueillie dans une nouvelle famille au sein de cette prison. Le fait divers dont le film est inspiré a aussi une dimension sociale : Melissa vient d’un milieu modeste, et se voit tout à coup proposer beaucoup d’argent. Ce n’est pas un facteur déterminant dans ses actes, mais une fois que l’argent est là, il participe du dérapage. Ensuite, il y a la dimension affective du métier. Tous les surveillants pénitentiaires avec lesquels j’ai discuté ont souligné son aspect humain, qui requiert de l’empathie, et en même temps beaucoup d’autoprotection. Devant des gens en souffrance, qui sont très demandeurs, on se se sent redevable, responsable.  

D’ailleurs, le film met en scène plusieurs franchissements de seuils : Melissa doit s’intégrer dans un endroit insulaire, la Corse, puis dans la microsociété d’une prison. Qu’est-ce qui vous intéresse là-dedans ? 

L’image des poupées russes me plaît. Melissa arrive effectivement dans un pays étranger, avec sa langue, ses mœurs, sa culture. Mais la Corse, par sa géographie, agit comme une prison – et c’est le personnage qui finit par être sous surveillance, plus que les détenus, car là-bas, tout se sait.  

« La société corse est extrêmement policée, ce qui n’empêche pas la violence qu’on connaît. »

Pourquoi avoir situé l’intrigue dans la prison de Borgo, célèbre prison située en Haute-Corse, au sud de Bastia ?

Quand j’ai entendu parler de l’unité 2 de Borgo, qui existe vraiment, j’ai tout de suite voulu comprendre ses mécanismes [cette prison très spéciale, qui accueille environ 240 détenus, fonctionne en régime ouvert, c’est-à-dire que les détenus peuvent y circuler librement. Ses espaces de vie se démarquent par des perspectives très larges, des fenêtres dépourvues de caillebotis, de nombreuses infrastructures sportives telles qu’un terrain de football, de tennis, un gymnase. Cette architecture favorise un sentiment de liberté et d’autonomie, ndlr].

Cette unité fonctionne à cause de la spécificité corse, territoire homogène qui facilite les choses, les rend harmonieuses. On la surnomme l »hôpital » parce que personne n’y crie. Tout est silencieux, les gens se parlent avec respect [l’unité 2 de Borgo a la spécificité de n’accueillir que des Corses. De fait, la rivalité des bandes y est mise de côté le temps de l’incarcération, ndlr]. La société corse est extrêmement policée, ce qui n’empêche pas la violence qu’on connaît. Cette prison raconte précisément un état d’exception dans le régime carcéral français – aucune autre prison ne pourrait fonctionner comme ça.  

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Pourquoi avoir choisi une femme, jouée par Florence Loiret Caille, pour incarner un poste d’autorité, celui de de la directrice de prison ?  

J’avais écrit le rôle de Florence Loiret Caille pour un homme, avant de comprendre en tournant le film que les prisons étaient majoritairement dirigées par des femmes. Idem pour les surveillantes, qui représentent une grande partie du personnel carcéral. C’était important qu’Hafsia Herzi ne soit pas réduite à sa condition de femme dans un monde d’hommes. Être une femme dans un monde viriliste la rend plus vulnérable, la fragilise. Mais ce qui m’intéressait, c’était de voir que le fait d’avoir une femme directrice de prison ne créé par de solidarité. On observe une violence de classe, un rapport hiérarchique tellement fort entre ces deux personnages qu’il supplante cette solidarité de genre. C’est assez cruel, et évocateur d’une réalité sociale.  

« ‘Borgo’ est un polar qui ne ressemble pas à un polar, un film social qui ne ressemble à pas un film social. »

Hafsia Herzi est dans un rôle à contre-emploi, on l’a rarement vue en mère de famille…

Hafsia Herzi est très sensuelle, mais je ne voulais pas tomber dans un écueil qui aurait consisté à faire du joli, à la maquiller, comme si ces artifices prétendument féminins faisaient sa beauté. Je voulais qu’elle soit brute, que la sensualité émane de cette brutalité. En dehors de la prison, on la voit souvent en short, avec une lascivité mêlée à quelque chose de très solide. C’était aussi un des principes généraux du film : il fallait que tout soit stylisé mais brut, sans édulcorer le réel. J’ai toujours vu Hafsia Herzi dans des rôles de jeunes filles, chez Abdellatif Kechiche par exemple, mais on ne la connait peu dans des rôles de femmes, marquées par la vie. Je ne voulais pas gommer ça. 

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La séquence d’ouverture pose les codes d’un récit policier, avant que l’histoire ne bascule vers une chronique carcérale, mais aussi une chronique sociale d’un certain milieu corse. Pourquoi ce jeu de fausses pistes ? 

J’adore le détournement. Borgo est un polar qui ne ressemble pas à un polar, un film social qui ne ressemble à pas un film social. Je me sers du genre comme un point d’appui pour faire émerger d’autres questions. J’ai construit le film en posant des jalons policiers – il fallait que cette enquête n’avance pas, pour offrir une respiration presque burlesque dont le spectateur a besoin. En même temps, cette enquête est très ironique, pleine d’impasses, de limites matérielles. D’habitude, au cinéma, tout fait sens, tout est utile. L’enquête des deux policiers [joués par Pablo Pauly et Michel Fau, qui forment un duo légèrement comique, ndlr], fondée sur le visionnage des caméras de surveillance, est aussi une réflexion sur le régime des images. Avec ces vidéos, les policiers voient tout mais ne voient rien. Cela pose la question du point de vue, sous des dehors ludiques.  

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Pourquoi avoir construit votre récit sur une structure temporelle surprenante, dont on ne dévoilera pas les détails ?

J’ai essayé de déployer, avec sincérité, des artifices de cinéma, qui soient ludiques et efficaces. Le spectateur doit avoir la liberté de trouver lui-même des pistes. Cet effet produit une dynamique, fait naître une intuition qui se confirme peu à peu. Le spectateur ne se demande plus si Mélissa est complice, mais comment elle va le devenir. Ce choix narration permet aussi de ne pas la juger, d’éviter le ton sentencieux. Je ne voulais pas d’un regard moralisateur, ni sur elle, ni sur les détenus, qui ne devaient pas être patibulaires. Cette suspension du jugement est la meilleure manière de respecter le spectateur. Le spectateur n’est pas plus intelligent que le personnage, l’inverse non plus.

Comment avez-vous pensé l’articulation entre l’intérieur et l’extérieur, la prison et les paysages ensoleillés de la Corse ?  

En prison, les choses sont plus fluides pour Mélissa. C’est dans cet espace contigü que les mouvements de caméra sont les plus, doux, liés – lorsque les détenus chantent une chanson à Mélissa, le plan-séquence s’écoule dans la durée. Ailleurs, c’est plus heurté. C’est lorsqu’elle est dans son appartement, à l’intérieur, qu’elle est vraiment captive et observée – à l’extérieur se joue plutôt un apaisement. En ce qui concerne les extérieurs, j’ai voulu exposer l’envers idyllique de la carte postale Corse : il y pleut par exemple. Nous avons tout filmé avec un seul objectif 40 millimètres, pour épouser la géographie et la géométrie du personnage. C’est une façon d’éprouver avec le personnage la distance et la proximité du monde qui l’entoure.  

Que ce soit dans La Fille au bracelet ou dans Borgo, votre filmographie est traversée par des personnages dont les secrets ne sont jamais vraiment percés. Etes-vous obsédé par l’idée d’une vérité impossible à atteindre ? 

En tout cas, il y a la question de la figure du monstre, à laquelle je ne crois pas. Dans La Fille au bracelet, on ne sait pas si elle est coupable – si elle l’était, elle le serait. Il faut ramener à soi, à nous tous, ces personnages là. L’art permet de sortir de ce manichéisme, de propulser dans des vies qui ne sont pas les nôtres, mais de se sentir appartenir à une même fraternité, de se dire : “J’aurai pu agir comme eux.” 

Quel film de prison vous a le plus marqué ?

Un condamné à mort s’est échappé de Robert Bresson (1956). Je pense que c’est un très grand film sur l’intériorité, mais aussi, étonnamment, la matrice de tous les films d’action qui ont suivi. À la fin, quand le condamné s’échappe, c’est prodigieux de montage, de suspense. Je pense que tout est déjà là, et pose la question de ce qui fait l’action.

Et quels films tournés en Corse ont pu vous inspirer ?

Les Apaches (2013) et Une vie violente (2017) de Thierry de Peretti. Dans Les Apaches, on voit des cités, l’autre côté de la carte postale. J’avais trouvé ce film captivant pour cet aspect-là, et pour l’art qu’a le réalisateur de diriger et de laisser vivre les grandes durées. Je citerais aussi I Comete [de Pascal Tagnati, sorti en 2022, ndlr]. Le cinéaste capte ce qu’est l’été, cette léthargie et cette sensualité propres à cette saison. Tout ça se passe dans un tout petit village corse, avec le charme inouï que ces endroits peuvent avoir, mais c’est filmé sans aucune complaisance. C’est rare de réussir à saisir ça, à faire éprouver cette langueur estivale. Je garde un souvenir très vif de ce film.

Thierry de Peretti, Corse intime

Borgo de Stéphane Demoustier, Le Pacte (1 h 58), sortie le 17 avril