Elle nous a bouleversés dans , dans lequel elle incarne une écrivaine qui attire toute l’attention après la mort de son compagnon dans des circonstances troubles. Elle nous a aussi sciés dans le glaçant La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer (Grand Prix du jury à Cannes), qui s’inspire d’une histoire vraie et raconte le quotidien d’un commandant des camps d’Auschwitz-Birkenau et de sa famille – dont la sortie est prévue pour janvier 2024. Par téléphone, mi-juin, on a échangé longuement avec l’actrice.
Vous sortez de Cannes avec deux films dont l’un a remporté la Palme d’or et l’autre, le Grand Prix. Qu’avez-vous ressenti le soir de la remise des prix ?
J’étais très heureuse. Et très détendue, parce que tout se passait comme j’espérais. J’étais ravie que les deux films obtiennent la reconnaissance qu’ils méritaient et que notre travail soit apprécié.
Vous avez joué dans des films allemands, autrichiens, américains, britanniques et français. Cette carrière internationale, c’est un choix ou un hasard ?
Je suis reconnaissante de faire autant de projets à l’étranger, mais je n’ai jamais planifié ma carrière dans ce sens. Je dépends des fantasmes des autres. C’est le point de départ de tout projet, et ce n’est pas vraiment quelque chose qui est en mon pouvoir. Et quand on me propose un rôle, beaucoup de critères entrent en jeu. Il faut que je puisse voyager, m’éloigner de ma famille. Que j’aie la force, la disponibilité, le temps et l’envie de le faire – d’autant que j’aime bien travailler à la maison.
Justine Triet a écrit le rôle de l’héroïne d’Anatomie d’une chute pour vous. Qu’est-ce qu’il y a de commun entre votre personnage et vous, hormis le prénom ?
Une seule chose, je crois : elle ressent vivement les choses qui se passent autour d’elle. Je ne sais pas si on a d’autres choses en commun, mais je la comprends profondément. J’aurais aimé être aussi précise qu’elle dans le langage. Il y a tellement de choses que j’admire chez elle et que j’aurais aimé avoir.
La vie intime de votre personnage, sa sexualité, est scannée, analysée dans un tribunal. Le fait qu’elle soit une femme libre joue en sa défaveur. Comment comprenez-vous cette animosité ?
L’avocat général [campé par , ndlr] est très cruel : il veut retourner les gens contre elle. Peut-être parce que c’est une femme. Ou peut-être parce qu’il veut gagner, ce qui est naturel. Le film joue tout le temps avec nos sentiments. Parfois on se sent proche d’elle, parfois elle nous dégoûte. Certains pensent qu’elle ment, d’autres qu’elle n’est pas fiable parce qu’elle est bisexuelle. Il y a tellement de jugement dans ce monde sur les personnes qui font des choses qu’on ne comprend pas, parce qu’on n’y a pas été confrontées dans notre vie. Il faudrait poser cette question aux spectateurs, parce que, moi, je l’aime tout le temps. Elle a ses contradictions, elle fait des choses qui n’ont pas toujours de sens. En même temps, je fais pareil. Vous aussi, probablement. On ne peut pas toujours expliquer nos actions, et on fait tout le temps des erreurs. Mais, pour moi, elle est vraie, elle est humaine.
Par rapport à sa maternité, votre personnage est intéressant parce qu’il est à la fois protecteur, doux et fort – des caractéristiques qu’on n’attribue pas toujours aux mères dans la fiction.
Je crois que Sandra veut donner à tout le monde, y compris à son fils, la liberté qu’elle veut avoir pour elle-même. Pour tout dire, j’aime vraiment sa manière d’éduquer son enfant. Elle veut le protéger, mais en même temps le laisser vivre sa propre expérience, sans le juger.
Et vous, dans quelle configuration familiale avez-vous grandi ?
Mes parents se sont mariés très jeunes, et ils m’ont eue très vite [elle est née en 1978 à Sulh, dans l’est de l’Allemagne, ndlr], ainsi que mon frère. C’était une famille traditionnelle de la RDA [l’ancienne République démocratique allemande, séparée de la République fédérale allemande avant la réunification du pays en 1990, ndlr]. Ma mère travaillait [ses deux parents étaient éducateurs, ndlr], donc de ce point de vue il y avait une sorte d’égalité, mais je ne suis pas sûre qu’il y ait eu une égalité à la maison, avec les tâches ménagères et les soins, il faut que je leur pose la question.
Sibyl de Justine Triet
C’est la deuxième fois que vous collaborez avec Justine Triet après Sibyl, sorti en 2019, dans lequel vous jouez une réalisatrice sous tension. Quelle méthode de travail avez-vous développée ?
Je ne peux pas vraiment l’expliquer, je peux juste décrire ce que je ressens : travailler sur ses films est plus inspirant que beaucoup d’autres films que j’ai pu faire. Je me suis sentie en sécurité, en confiance. Comme s’il n’y avait pas vraiment de hiérarchie. Bien sûr, c’est la boss, mais elle n’utilise jamais sa position pour imposer quelque chose à qui que ce soit. La beauté de ce travail, c’est qu’on essaie de faire avancer les choses ensemble. J’ai rencontré des cinéastes – hommes ou femmes, peu importe – qui avaient un plan, mais ne tenaient pas compte de la fantaisie ou de la personnalité des acteurs. Ce n’est pas ce que fait Justine. Elle travaille avec tous ceux qui sont présents dans la pièce. Tout le monde peut avoir une opinion, tout le monde a son mot à dire, tout le monde peut vraiment collaborer. Et, pour moi, c’est la forme de travail la plus libératrice. J’aime vraiment, vraiment ça.
« J’aime les personnages avec lesquels je peux passer du temps à comprendre pourquoi ils sont ce qu’ils sont »
Toni Erdmann de Maren Ade
Vous avez été révélée au public français avec Toni Erdmann de Maren Ade (2016), dans lequel votre liberté de jeu a crevé l’écran. Dans le film, le père de votre personnage, en découvrant son mode de vie capitaliste, lui demande : « Es-tu humaine ? »
(Elle rit.)
C’est une question qui traverse votre filmographie. Vos personnages sont souvent jugés à tort ou à raison sur leur manque d’empathie. Vous vous sentez attirée par ce type de rôles ?
Pas particulièrement. J’aime les personnages avec lesquels je peux passer du temps à comprendre pourquoi ils sont ce qu’ils sont. Et je n’aime pas jouer des personnages que je peux comprendre dès la première page du scénario – et qui ne ressemblent à personne que je connais. Je ne sais pas… J’ai un petit sentiment de culpabilité, c’est peut-être pour ça que je choisis des personnages qui doivent tout le temps s’expliquer.
La Zone d’intérêt a suscité beaucoup de réactions à Cannes. Vous jouez des scènes très dérangeantes, comme celle dans laquelle votre personnage choisit un manteau de fourrure dans une valise confisquée d’un train de déportés. Qu’est-ce qui vous a décidée à faire le film ?
C’est arrivé étape par étape. Je n’ai pas tout de suite tout su du projet. J’ai reçu deux pages d’une scène de couple que je devais préparer pour le casting. Personne ne m’a dit de quoi il s’agissait, qui allait le réaliser, et en plus j’avais déjà un film de prévu aux dates indiquées du tournage. Je me suis dit : « Je ne sais pas, je peux essayer… Mais je ne suis pas sûre que ce soit pour moi. » Dès que j’ai confirmé ma venue au casting, on m’a informée que le film raconterait l’histoire de la famille Höss [Rudolf Höss, officier allemand de la SS, était commandant des camps de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau de mai 1940 à décembre 1943, puis de mai à septembre 1944. Avec sa famille, il vivait dans une vaste villa jouxtant les camps. Le film montre cette vie de famille, ndlr]. L’idée m’a dégoûtée, je n’avais pas envie de vivre ce genre de choses dans ma vie, mais en même temps, j’ai appris à ce moment-là que ce serait Jonathan Glazer qui réaliserait le film. J’adorais son travail et je l’admirais tellement que ça a créé un conflit en moi. Évidemment, j’avais envie de travailler avec lui, mais j’avais un vrai problème avec le personnage. Je ne comprenais pas pourquoi il voulait raconter cette histoire depuis cette perspective. On a beaucoup discuté sur la manière dont on travaillerait ensemble, on a essayé de trouver un moyen de raconter cette histoire sans recréer quelque chose qu’on avait déjà vu ou qu’on détesterait.
La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer
Hedwige, votre personnage, semble sensible et normale quand il s’agit de sa famille, mais elle est dans un déni monstrueux en ce qui concerne la tragédie vécue par les juifs. Comment entre et sort-on d’un rôle pareil ?
C’était dur ; on a tourné à Auschwitz, tout près des zones où travaillaient les Allemands responsables de cette catastrophe. Ça a été une expérience très inhabituelle pour moi. Je ne suis pas complètement rentrée dans le rôle. Au départ, j’avais une approche très technique. Ensuite, tout mon langage corporel s’est mis à changer. J’imaginais quelqu’un qui avait travaillé dur toute sa vie, avait porté cinq ou six enfants – je ne suis plus sûre, c’est dire à quel point je sais peu de choses sur elle. À l’époque, les femmes prenaient très peu soin de leurs corps après avoir donné naissance. Notre rapport à notre corps a beaucoup changé. Et, avec l’aide de l’incroyable Malgorzata Karpiuk [la costumière du film, ndlr] et de Waldemar Pokromski [le chef-maquilleur, ndlr], qui a réalisé des coiffures folles, c’était plus facile d’entrer dans cette réalité. Puis il y a aussi eu un vrai travail émotionnel entre Christian [Christian Friedel, qui incarne Rudolf Höss, ndlr] et moi. Il ne fallait pas qu’on désespère parce que tourner un tel film éveillait une sorte de culpabilité qui traverse les générations.
Vous avez débuté au théâtre. Quels auteurs vous touchent ?
Quand j’ai commencé, j’étais intéressée par tout. Toutes les pièces que je lisais, je les aimais, parce que j’avais tellement soif d’apprendre cet art, d’explorer l’esprit des écrivains. J’ai toujours été très fan de Heinrich von Kleist [écrivain, dramaturge, essayiste prussien du xviiie siècle, qui est notamment l’auteur de La Marquise d’O…, ndlr]. Bien sûr, j’adore Shakespeare, mais j’aime aussi beaucoup Thomas Brasch [écrivain, poète et cinéaste allemand, qui a notamment réalisé Les Anges de fer en 1982, ndlr].
Dans une interview pour Libération, en 2016, vous racontiez, en évoquant ces débuts sur les planches, que vous pensiez qu’il fallait « souffrir et éprouver de grandes émotions » et que vous ne saviez pas vous « protéger ».
Ça sonne vraiment bête, mais j’espère rester en bonne santé pour longtemps, pour expérimenter le même genre de miracle que j’ai vécu récemment, professionnellement et ailleurs. Et j’ai envie d’élever ma fille de sorte qu’elle se sente en sécurité toute seule. Et en même temps, je n’ai pas vraiment d’influence là-dessus. Mais au niveau professionnel, je suis juste curieuse de ce qui va arriver. Peut-être qu’il ne se passera rien, et que je vais revenir là où j’ai commencé.
« Je ressens vraiment la nécessité de revenir à ma vie privée, à ma vie normale »
Vu d’ici, on a l’impression que des acteurs comme vous, Paula Beer ou Franz Rogowski participez à une revitalisation du cinéma outre-Rhin. Comment percevez-vous le cinéma allemand contemporain ?
(Elle rit.)
Comme un docteur qui envoie des chocs électriques à un patient ? Je ne me lève pas le matin en me disant que je veux faire revivre le cinéma allemand. Je crois qu’on a de la chance de participer à des productions internationales qui inspirent les productions allemandes. Mais en fait… je pense que le cinéma allemand est très vivant. Il a un langage unique, qui n’est pas comparable à celui du cinéma français. Ce qui est dangereux, c’est quand on essaie d’être quelqu’un d’autre. Quand des cinéastes allemands essaient de faire des films à l’américaine ou à la française, c’est nul. L’idée, c’est vraiment de trouver sa propre voix, sa personnalité. Ça sonne un peu cheesy, mais vous voyez ce que je veux dire ? Il ne faut pas reproduire ce qu’on a vu, même si on l’a aimé. Je sens vraiment que le cinéma allemand se redéfinit, avec des cinéastes comme Sonja Heiss [qui a signé When Will It Be Again Like It Never Was Before, présenté cette année à la Berlinale dans la section Generation, ndlr] et évidemment Angela Schanelec [repartie de la Berlinale 2019 avec l’Ours d’argent de la meilleure réalisation pour son film J’étais à la maison, mais…, ndlr].
Justine Triet nous a confié que vous choisissiez avec beaucoup de soin vos projets, et que vous teniez aussi à vous évader du cinéma, à vous ménager d’autres espaces.
On s’habitue beaucoup à l’attention que les autres nous portent, à l’illusion d’être important, au fait que les gens nous disent que ce qu’on fait est génial, qu’on est des V.I.P., bla-bla-bla… Mais c’est quelque chose qui n’a rien à voir avec la vie. C’est juste une étiquette, une projection. Et je ressens vraiment la nécessité de revenir à ma vie privée, à ma vie normale. Pour ma fille aussi, parce qu’elle n’a pas choisi ma carrière. C’est moi qui l’ai choisie. Et elle a le droit de vivre une vie qui n’est pas affectée par mon travail. Et parce que je me connecte très facilement aux gens, j’ai besoin de beaucoup de temps pour être seule, me « recalibrer », être à nouveau en paix avec moi-même.
Vous avez sorti le génial mini-album Be Your Own Prince en 2020, dans lequel vous jouez de la guitare, et dont vous avez écrit les paroles et composé la musique.
Oui, j’ai toujours joué de la musique, mais jusqu’ici je n’avais jamais appris d’instrument. Donc j’avais l’impression de faire semblant, comme je ne savais pas lire les notes. Il y a eu une période dans ma vie au cours de laquelle j’enregistrais beaucoup de chansons, juste pour moi. Sur scène ou en plateau, quand je chantais, les gens me demandaient toujours si je ne voulais pas faire un album. Je disais : « Oui, oui, peut-être un jour… » Et un jour, j’ai réalisé : « En fait, j’ai un album. Il faut juste que je le mette au monde. » C’est ce qu’on a fait, avec Daniel Freitag [un chanteur et compositeur allemand, ndlr]. On l’a mis sur le marché, puis plus besoin d’y penser.
J’ai lu dans un article qui date de quelques années que vous tiriez à l’arc et au pistolet dans votre temps libre. C’est toujours le cas ? Qu’est-ce que ça vous procure comme sensation ?
Je me suis intéressée à toute sorte de choses depuis. Je fais du cheval, du piano… Mais je sais toujours très bien tirer ! Et, dès que je me retrouve à une fête avec des fusils et des fleurs ou des ours en peluche, je le fais. Je ne sais pas comment expliquer ce qui m’attire là-dedans. Je crois que c’est parce que ça me met dans une forme de méditation – alors qu’en fait, c’est juste une arme que j’ai entre mes mains, ce n’est pas si beau que ça. Mais ce que j’apprécie beaucoup, c’est d’être concentrée sur un but.
Anatomie d’une chute de Justine Triet, Le Pacte (2 h 40), sortie le 23 août
Du 24 août au 7 septembre, plusieurs films de Justine Triet sont à découvrir gratuitement sur mk2 Curiosity, ainsi que sa sélection de films parmi le catalogue de la plateforme. C’est .
Photographie : Philippe Quaisse