Quentin Dupieux : « J’avais envie de faire un film vraiment con »

On a rencontré le réalisateur de « Mandibules », ode à la bêtise bizarrement drôle et touchante.


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Après l’errance sanglante de Jean Dujardin dans « Le Daim », Quentin Dupieux revient tout sourire avec « Mandibules », l’odyssée de la lose de deux crétins, Jean Gab et Manu, et leur rencontre avec une mouche géante sous le soleil du sud de la France. Cette ode à la bêtise bizarrement drôle et touchante fait de ses deux imbéciles les personnages les plus heureux de 2020. Leçon de sagesse et d’absurde avec Quentin Dupieux. Sortie du film le 19 mai.

Cet entretien a été réalisé en octobre 2020.

De tous vos films, Mandibules est peut-être – du moins en apparence – le plus léger, le plus joyeux. Vous aviez senti que 2020 en aurait besoin ?

Non, franchement, je n’avais pas envisagé que le monde en serait là. C’est bizarre parce qu’au fond peut-être que si ; peut-être que Mandibules est né, inconsciemment, de toutes les angoisses que j’ai, de tout ce qui nous travaille au quotidien. Ça ne date pas de 2020 que le monde ne tourne pas rond, hein… On le sentait tous venir. Bon, maintenant qu’on y est, faut relativiser, vivre avec. Je dis toujours que la mouche de Mandibules est surement née sur la pile de cadavres du Daim. C’est une image, mais il y a de ça. J’avais envie de faire un film léger, un film con, vraiment con, qui sortirait tout seul de ma tête. J’ai un rapport très instinctif au cinéma. J’ai toujours peur de la maîtrise, et avec Mandibules j’avais envie de laisser les personnages me guider. Jean-Gab et Manu sont apparus, cette mouche géante aussi, et le film s’est écrit de lui-même. J’essaie le moins possible d’intellectualiser mon travail, et ces deux crétins en sont, peut-être, la version la plus directe, la plus pure.

Qu’est-ce qui vous plaît, dans cette figure de l’idiot ?

On se force toujours à écrire des personnages intelligents, des mecs qui disent des belles phrases qui font bien dans un scénario, mais franchement, nous tous, on dit souvent plus de conneries que de trucs intelligents ! C’est un truc assez cinématographique, la bêtise. C’est schématique. Au cinéma, y a des héros, des vainqueurs, des méchants… Notre bêtise quotidienne, notre façon d’être tous un peu con, ça se transforme en personnages d’idiots. Quand Jim Carrey et Jeff Daniels font Dumb and Dumber, il y a un truc qui se libère à l’écran qui fait un bien fou. Ce sont les pires, ou peut-être, les meilleures versions de nous-même. J’adore aussi les idiots sublimes comme ce que fait Danny McBride dans la série Kenny Powers. L’idiot qui ne sait pas qu’il l’est, le mec qui se croit.

Depuis Nonfilm, votre premier film, jusqu’au Daim, à Réalité ou à Au poste !, vous filmez des personnages qui se retrouvent, ahuris, dans des situations absurdes, incompréhensibles. Mais dans Mandibules, rien n’inquiète Jean-Gab et Manu, pas même une mouche géante… Pourquoi cette insouciance nouvelle ?

Je me retrouve vachement dans ces personnages en fait. En tout cas plus que dans un astrophysicien ou un super-héros. J’ai été ce mec un peu paumé qui se laissait vivre et qui sautait dans la piscine des bourgeois alors qu’il n’avait pas grand-chose à faire là… Je ne sais pas si Mandibules est un film vraiment insouciant. Peut-être que les personnages de mes films n’ont jamais paru aussi « normaux » qu’aujourd’hui – les gens en slip et en tongs de Camping ont l’air plus bizarres qu’eux ! Au fond, dans la vie, comme Jean-Gab et Manu, ce qui m’intéresse c’est de savoir ce que je vais manger ce soir, si le vin est bon, si on va se marrer, si ma femme et ma fille sont heureuses… Le reste, ça me passe un peu au-dessus. Je ne comprends pas tout. Dans Mandibules, rien ne dissone vraiment. OK, ils trouvent une grosse mouche dans un coffre de voiture, mais ils font avec. J’avais envie d’arrêter de filmer des mondes tordus comme dans Au poste ! ou dans Réalité ; et surtout d’arrêter de filmer des concepts. Par leur bêtise, Jean-Gab et Manu sont hyper concrets, réels. Ils ont faim, ils ont besoin d’argent, d’un endroit pour dormir… Tout d’un coup, en épousant leur logique, même complètement bête, le film gagne une structure plus rassurante. Avec eux, on sait où on va. Ce n’est peut-être pas le bon chemin, mais au moins on y va.

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© Memento Films

Ce sont aussi des arnaqueurs pathétiques, un peu comme dans le cinéma des frères Coen.

Mes références, c’était d’abord Grégoire Ludig et David Marsais [les deux acteurs principaux du film, connus pour leur duo comique nommé Palmashow, ndlr]. J’ai écrit le film pour eux. Je suis tombé sur un sketch du Palmashow dans lequel ils jouaient deux débiles qui voulaient monter une start-up. Ça m’a fait crever de rire. Ces deux personnages complètement largués qui parlent pour ne rien dire, le rythme des phrases, leur têtes… Je me suis inspiré d’eux, de leur amitié, de ce que j’avais envie de voir d’eux à l’écran pour inventer Jean-Gab et Manu. Grégoire et David m’ont très vite parlé de Wayne’s World (1992), un film culte pour eux. Je ne l’avais pas vu, mais je n’avais pas envie d’avoir un modèle en tête. J’ai vraiment essayé de construire le film autour d’eux et de mon envie de les filmer. J’avais très envie qu’on aime ces deux personnages. Je ne voulais absolument pas les filmer comme des caricatures, je voulais qu’ils existent. Et c’est la force et le talent de Grégoire et David de réussir immédiatement à donner du corps à ces deux personnages.

 

Dans Steak, vous aviez déjà mis en scène un duo burlesque avec Éric et Ramzy.

Leur énergie est très différente de celle du Palmashow. Sur le tournage de Steak, j’avais du mal à m’affirmer, je n’avais assez pas assez confiance en moi, et l’univers d’Éric et Ramzy a un peu pris le contrôle. Steak, c’est un peu le jumeau sombre de Mandibules. Éric et Ramzy ont une façon de jouer entre eux très singulière. Il y a un truc très physique, très burlesque entre eux qu’on ne peut pas trop diriger. Sur Mandibules, j’ai utilisé le lien entre Grégoire et David, mais je voulais les emmener ailleurs. C’est eux qui viennent dans mon univers, pas l’inverse. Et ce sont des acteurs de composition, qui aiment le texte. La bêtise, ça se travaille.

Et comment ça s’écrit, la bêtise ?

Comme un scénario normal. Tant mieux si le film donne l’impression d’être improvisé, mais tout est très écrit. Techniquement, ça demande d’accepter ses idées les plus connes, une sorte de premier degré tout-puissant. La bêtise des personnages exige d’être sincère, presque un peu naïf. La poignée de main « taureau » dans le film [une façon de se serrer la main en faisant un signe de cornes, ndlr], par exemple, c’est un truc que je fais avec ma fille. Ça nous fait marrer. Ça n’a pas plus de sens que ça. Sur Mandibules, plus encore que sur mes autres films, j’ai compris que le cœur de mon travail c’est la direction d’acteurs. Trouver le bon rythme, le bon ton, faire sauter des répliques qui ne marchent pas, en réécrire d’autres… La comédie, c’est un truc de précision. À l’oreille, je sais quand une scène marche ou non. Avec Adèle Exarchopoulos par exemple, on a vraiment bossé pour trouver les bonnes variations, le bon rythme, la bonne façon de faire exister son personnage. À l’écrit, ce sont des pages de textes écrits en majuscules avec comme didascalies « très fort et de manière névrotique ». Adèle s’empare de ça et on cherche ensemble. Là où Grégoire et David jouent une partition à contretemps, étirent les phrases, laissent des silences, je voulais qu’avec elle on ait toutes les émotions d’un coup. Ça crée un équilibre dans la bêtise, un rythme qui finit par devenir le nôtre.

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Adèle Exarchopoulos © Memento Films

La stylisation du film et du jeu donne au film un aspect très cartoonesque. Est-ce que, comme tous les cartoons, Mandibules a une morale ?

La mouche animée et le côté merveilleux du film renforcent cet aspect cartoon. Mais c’est vrai qu’en voyant les rushs, avec ma directrice artistique Joan Le Boru, on s’est rendu compte qu’il y avait un petit côté Scooby-Doo. Évidemment Agnès, Jean-Gab et Manu, qui paraissent être les idiots, les bizarres du film, sont sans doute moins bêtes que tous les autres. La vraie bêtise aujourd’hui c’est d’avoir des certitudes, de ne pas être capable d’écouter et d’accepter l’autre. La pureté de l’innocence et de la bêtise, c’est bien plus beau et poétique que la connerie cynique des gens qui pensent tout savoir. Mandibules ce n’est pas Le Dîner de cons, qui est un super-film, mais dans lequel la norme ce sont plutôt les gens éduqués. On rit du con et ensuite on a des remords. Moi, ma norme, c’est le con, et j’ai envie que ce soit un modèle.

Mandibules de Quentin Dupieux, Memento Films (1 h 17), sortie le 19 mai