C’est plutôt étrange de voir le visage de Pham Thiên Ân dans la petite fenêtre carrée de l’application Zoom, lui qui nous offre d’amples et sublimes panoramiques dans L’Arbre aux papillons d’or. Dans ce cadre minuscule, le cinéaste nous parle avec un débit rapide, qui tranche aussi avec son film, d’une lenteur fascinante. D’une durée de presque trois heures, il s’ouvre sur l’agitation de Saïgon, avec ses vendeurs ambulants, ses gamins souffleurs de feu, ses salons de massage et un bar, théâtre d’une discussion banale sur le sens de la vie entre amis sirotant des bières (avec un match de Coupe du monde de foot en fond sonore)…
Le film roule doucement vers la campagne vietnamienne profonde, après un événement tragique : la mort d’une femme dans un accident de moto. Pham Thiên Ân raconte le processus de deuil de son fils, Dao, un petit garçon de 5 ans. Thien, son oncle (et beau-frère de la défunte), doit veiller sur son neveu et ramener le cercueil de sa mère dans leur village natal. Ce cheminement se double d’une quête : sur place, Thien recherche son frère, disparu depuis des années… En sortant de la salle, on se sent comme projeté hors d’un cocon. On a l’intuition, tant le film est profond – mais aussi parce que le personnage de l’oncle porte le même prénom que lui –, que Pham Thiên Ân se livre dans ce projet, ce qu’il nous confirme : « Beaucoup de ce que Thien vit est inspiré de mes souvenirs, de mon vécu. Moi aussi, j’ai quitté ma campagne pour aller étudier à Saïgon. Et moi aussi, je suis retourné ensuite dans mon village natal. Je flânais, comme Thien, à moto, et j’ai redécouvert sa beauté, à laquelle je n’avais pas fait attention. » À mesure que l’on creuse la part autobiographique de cette fiction, le beau brouillard qui entoure le film s’éclaircit.
« L’Arbre aux papillons d’or » de Thien An Pham, tout en douceur
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Vivant actuellement à Houston, au Texas, Pham Thiên Ân est né en 1989, dans la province de Lâm Dông, sur les hauts plateaux des montagnes centrales du Viêt Nam, où l’agriculture domine. C’est le sublime décor de la deuxième partie du film. « Il y a notamment des plantations de café et des élevages de vers à soie » – ces « vers à soie », de couleur jaune, expliquent le très beau titre anglais du film, Inside the Yellow Cocoon Shell (qu’on pourrait traduire par « à l’intérieur du cocon jaune »). Comme Thien dans le film, le réalisateur a été élevé dans la religion catholique, nous raconte-t-il. « La particularité du catholicisme dans la région, c’est que les gens vont à l’Église pour prier à quatre heures du matin. Ils prient pour leur journée. Et le soir ils refont une prière chez eux. » Si ses parents sont pratiquants, lui se désintéresse assez jeune de la religion. Il part à Saïgon pour y suivre des études d’informatique. Alors qu’il s’apprête à obtenir son diplôme, ses parents décident de s’installer aux États-Unis. C’est une période sombre pour le futur cinéaste, perdu dans un nouveau pays, et sans aucun avenir réjouissant. « Je voulais trouver un métier qui relie mes connaissances en informatique avec quelque chose d’artistique. C’est comme ça que j’ai commencé à faire des formations de cinéma. Et puis j’ai trouvé un travail dans une boîte qui produisait des films de mariage et des films publicitaires. » Il apprend, se professionnalise, commence à maîtriser le cadrage, le montage…
Mais la tâche devient un peu trop répétitive. Il écrit et réalise des courts dans son pays natal : The Mute, portrait d’une jeune femme qui se pose des questions sur l’amour, durant une nuit pluvieuse, la veille de son mariage ; Stay Awake, Be Ready (récompensé à la Quinzaine des réalisateurs, en 2019), décisif, car il lui inspire une des séquences les plus importantes de L’Arbre aux papillons d’or – le film suit trois amis dans un bar de Saïgon, le soir. Quand on lui demande comment il accueille la comparaison qui a été faite par la presse entre son univers et ceux du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul ou du Chinois Bi Gan, il répond : « Je ne sais pas si je peux me permettre de me comparer à eux, mais, effectivement, j’ai appris beaucoup de leurs films. Nous sommes tous les trois asiatiques, et je retrouve chez eux des paysages, une météo, un brouillard que je connais bien. Ils parlent aussi de religion, et de son influence sur la vie des gens. » La spiritualité s’invite à travers de subtils signes dans L’Arbre aux papillons d’or. Comme dans une séquence où la pluie battante s’interrompt brusquement au moment d’une découverte cruciale. Ou, dans cette autre scène, quand un coq chante bruyamment dans le noir, avant que le soleil ne se lève. Autant d’éléments qui nous font croire au pouvoir magique du cinéma de Pham Thiên Ân .
MAGIE DOUCE
Thien, son alter ego fictif, pratique précisément la magie auprès de son jeune neveu. Le réalisateur lui-même double les tours : « J’ai commencé la magie au lycée, et j’ai fait ça jusqu’à l’université. J’aime bien le magicien David Copperfield, qui lie la magie à la vie. J’ai créé tous les numéros du film, sans effets spéciaux. » On sent ses talents d’illusionniste dans les plans très longs du film : « J’ai tourné seulement soixante-neuf prises pour l’ensemble du film. Avant, j’avais pris le temps de faire un repérage des lieux, pour essayer tous les angles, les mouvements de caméra… Ce qui était difficile, c’était de bouger la caméra tout en suivant les personnages. Le but était d’attirer l’attention des spectateurs, de créer des effets de surprise dans des mouvements très lents. Je voulais qu’il y ait une forme d’hypnotisme. » Cette expérience, ultrasensorielle, semble augurer un renouveau dans le cinéma vietnamien contemporain qui, ces dernières années, ne réussit à atteindre le marché international qu’avec quelques films très commerciaux. Aux côtés de cinéastes primés comme Lê Bao ou Bui Thac Chuyên, Pham Thiên Ân s’impose comme l’une des figures phares d’un nouveau cinéma vietnamien qui – on y croit beaucoup – va nous subjuguer ces prochaines années.
Photographie : Cha Gonzalez pour TROISCOULEURS
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