« L’argent, c’est la liberté monnayée. » Citation attribuée à Fiodor Dostoïevski
C’est plus facile d’être libre quand on est riche que quand on est pauvres ! Mais je ne vous l’apprends pas. La fin de La Prisonnière de Bordeaux, qu’on ne révélera pas, le dit explicitement.
« J’aime le polar, c’est comme une bouée de sauvetage pour explorer l’humain. On peut y présenter les pièges de l’existence, une énigme, qui est totalement ou partiellement résolue à la fin du film. » Claude Chabrol, lors d’une masterclass à la Cinémathèque suisse le 4 décembre 2007
J’adore Claude Chabrol, particulièrement Que la bête meure, avec Jean Yann [sorti en 1969, sur un homme qui cherche à venger la mort de son fils, retrouve le coupable, et s’immisce dans son cercle proche, ndlr]. Et La Fille coupée en deux [2007, sur une jeune femme séductrice qui s’éprend d’un écrivain connu et toxique, puis se marie avec un jeune milliardaire déséquilibré, ndlr], avec Benoît Magimel, qui est incroyable dedans. J’aime cette idée de l’arnaque intriquée dans le mariage. Ce que dit Chabrol est très juste, mais ne s’applique pas qu’aux polars. Prenez n’importe quel film de Maurice Pialat. Sans faire nécessairement du polar, il décortique la nature humaine dans les détails les plus prosaïques, la banalité la plus triviale. Le cinéma sert à explorer l’énigme humaine, à la résoudre partiellement, souvent pas du tout. C’est l’intérêt de vivre une aventure sans destination.
« La Prisonnière de Bordeaux » de Patricia Mazuy : rencontre de choc
« J’ai cherché à ce que la famille bourgeoise soit extrêmement sympathique, car plus elle est telle, plus l’inéluctable de la lutte est rendue atroce. » Claude Chabrol à propos de son film La Cérémonie, dans une interview pour L’Humanité publiée en 2005
Grand film, La Cérémonie. Isabelle Huppert et Sandrine Bonnaire y sont géniales de terreur. Que le personnage soit méchant, bourgeois, gentil, il faut le rendre complexe. Si la réalité n’est pas complexe, elle n’est pas vivante. Même quand on tape sur des figures – ici la bourgeoise, la mère courage de la cité –, il faut les épaissir pour les rendre intéressantes à jouer pour les actrices, les charger de chair et d’incarnation. Dans La Prisonnière de Bordeaux, je voulais que le spectateur aime le personnage d’Alma. Elle est réellement gentille, et ce n’est pas si courant dans les films avec Isabelle Huppert, qui par ailleurs est très drôle. Dans La Daronne par exemple [comédie de Jean-Paul Salomé sortie en 2020, dans laquelle elle joue une interprète franco-arabe qui travaille avec la brigade des Stups et qui, pour démonter un trafic, se fait passer pour une dealeuse, ndlr], elle me fait mourir de rire, elle s’éclate à parler arabe.
La Prisonnière de Bordeaux est une comédie tragique, drôle mais désespérée. Je ne voulais pas qu’on rit d’Alma, et c’était un défi. Ce personnage n’est pas duplice, c’est ça qui est perturbant – elle est perchée au-dessus du vide de sa vie, fait semblant que tout va bien, mais a beaucoup d’auto-dérision, ce qui la rend sympathique. Elle ouvre sa maison, elle est généreuse, douce. Grâce à elle, le film explore cette douceur – ce que je n’avais jamais fait. C’est mon film le plus pépère. Pépère mais complexe, attention !
« Chaque roman, chaque poème, est la même histoire unique, qu’on raconte encore et encore. Comment on essaie tous de devenir véritablement humains, sans jamais y parvenir. » James Sallis, Sarah Jane (éditions Rivages, 2021)
J’adore James Sallis. Surtout sa série de polars avec Lew Griffin [détective privé qui enquête sur des meurtres à la Nouvelle-Orléans, ndlr]. James Sallis, c’est un Blanc qui habite en Arizona, mais il a longtemps habité à la Nouvelle-Orléans, il connaît les recoins de la région comme sa poche. Ses polars sont écrits à la première personne, mais son personnage, lui, est Noir. C’est hyper intéressant que ce « je » soit un Noir. Mais c’est vrai que ses livres creusent les mêmes motifs pour chercher une altérité impossible. À un moment, je voulais réaliser la suite de Le Privé de Robert Altman, James Sallis et moi avions travaillé ensemble à l’écriture. Finalement, ça ne s’est pas fait.
Comme lui, j’aime le romanesque, les histoires qui peuvent nous faire plonger. C’est pratique le cinéma, parce qu’on ne risque rien. On peut vivre des trucs extrêmes. Quand j’ai fait Bowling Saturne [thriller désespéré sur l’héritage de la toxicité masculine, ndlr], on ne risquait rien, mais c’était quand même éprouvant. Ça atteint, d’aller si loin dans la violence.
Et puis oui, il y a une humanité impossible à atteindre : le personnage d’Armand [qui commet un féminicide, ndlr] est un laissé pour compte, qui devient ensuite LE mal, LE monstre, LE diable. Il fallait creuser dans le genre, un peu à la façon de Sam Peckinpah, pour affronter la violence, ce qui ne signifie pas qu’elle nous fascine. Après cette traversée de la violence, je voulais toucher à une forme. Pour La Prisonnière de Bordeaux, j’ai vraiment essayé de plonger dans ce que c’est que construire une amitié, un amour fort et improbable entre deux personnes, explorer la façon dont cela marque à vie.
« Bowling Saturne » de Patricia Mazuy : des hommes sans loi
« Femmes de ménage : par principe, ne jamais travailler pour des amies. Tôt ou tard, elles vous en veulent d’en savoir aussi long sur elles. Ou bien c’est vous qui ne voudrez plus d’elles, pour la même raison. » Lucia Berlin, Manuel à l’usage des femmes de ménage (Grasset, 2018)
Je voulais adapter ce recueil de nouvelles génial, avant que Pedro Almodóvar n’en prenne les droits [le réalisateur a depuis renoncé à adapter le texte, ndlr]. Cette fille, Lucia Berlin, a eu mille vies incroyables, qu’elle a racontées dans ce livre publié à titre posthume. Elle n’est devenue célèbre qu’après sa mort. Elle était sublime, a eu quatre maris, a été toxico, infirmière, artiste, femme fatale, femme de ménage. Il y a, dans sa façon de décrire la richesse du quotidien humain, quelque chose de typiquement américain.
« – Tu crois qu’on fait des erreurs ou des choix dans la vie ? »
« – On fait ce qu’on peut. »
Dialogue entre Alma et Mina dans La Prisonnière de Bordeaux
C’est une scène super importante dans le film, où la relation entre Alma et Mina n’a jamais été aussi forte. En même temps, elles commencent à se séparer. Il y a un basculement, une possibilité de solution pour Mina, qui entrevoit la détresse d’Alma et fait un acte dirigé pour la secouer. Ce dialogue marque le point culminant où elles sont à la fois proches et distantes.
« De mystérieuse, l’affaire devient énigmatique, car la réalité renvoie systématiquement à une autre réalité, à laquelle on n’arrive pas à accéder malgré les indices qui s’accumulent. » Emmanuel et Mathias Roux, Le Goût du crime : enquête sur le pouvoir d’attraction des affaires criminelles, 2023
Tous mes films pourraient être inspirés de faits divers. Peaux de vaches [1988, ndlr], c’est plus ou moins un fait divers à la campagne avec un mec qui part en taule, Bowling Saturne [2022, ndlr], c’est un féminicide. Paul Sanchez est revenu ! [2018, ndlr], c’est carrément un film sur la façon dont on fabrique et fantasme un fait divers. Par contre, La Prisonnière de Bordeaux, c’est un pur mélo, une comédie. Il fallait affronter le naturalisme et en même le traiter avec légèreté, sinon l’histoire était trop triste. La légèreté des dialogues de François Begaudeau [qui cosigne avec Pierre Courrège, Emilie Deleuze et Patricia Mazuy le scénario, ndlr] était un accès parfait pour traiter cette histoire, qui aurait pu être sinistrement chiante et répétitive. Là, les dialogues mènent vers une aventure romanesque.
: La Prisonnière de Bordeaux de Patricia Mazuy (Les Films du Losange, 1h48), sortie le 28 août