Cet article fait partie du dossier DANS LA FÊTE, publié dans le magazine n°199. Retrouvez tous les autres en suivant ce lien.
En boîte de nuit, May et John attendent quelque chose de plus grand qu’eux. Cette position d’être aux aguets, d’espérer la fulgurance, ce ne serait pas aussi la tienne en tant que cinéaste ?
Si le désir de réaliser un film à partir de la nouvelle de Henry James [La Bête dans la jungle, 1903, ndlr] m’est tombé dessus, c’est aussi parce que ce texte me parle de cinéma. Évidemment, j’ai pensé à nous, cinéastes, spectateurs, qui attendons quelque chose sur grand écran qui nous dépasserait, nous montrerait la vie autrement, nous permettrait d’atteindre un absolu. Bizarrement, moi-même, en tant que cinéaste, de film en film, j’ai l’impression d’être devenu de plus en plus spectateur. Je suis « aux aguets », comme c’est dit dans le roman, je fais attention aux surprises, à tout ce qui transcende le programme.
Il y a quelque chose d’absurde, au sens existentiel, dans cette attente sans objet.
Je crois que c’est lié à une certaine littérature, qui m’a occupé, autrichienne, d’Europe de l’Est. La Bête dans la jungle a très peu à voir avec Thomas Bernhard [écrivain autrichien, auteur de Béton ou Le Naufragé, ndlr], mais c’était l’un des écrivains les plus importants pour moi quand j’étais jeune. Dans une interview, il dit, je crois : « Si je vois de loin, derrière une colline, apparaître le contour d’une histoire, je l’abats. » Je suppose que cette façon de raconter, avec des scénarios très minimaux, en essayant de saisir des états un peu bruts, je l’ai apprise de lui.
Dans la nouvelle, May et John se rencontrent dans une grande propriété nommée Weatherend. Ici, ils se rencontrent dans La Boîte sans nom. Ne pas nommer, j’ai l’impression que c’est essentiel dans ton désir de cinéma.
Mon désir d’images vient du fait d’observer quelqu’un, un état, une relation, une situation, que je ne peux réduire à des mots. Le cinéma ne serait-il pas une autre manière d’éprouver, de comprendre le monde ? Parfois les critiques, le public, s’énervent en se demandant : « Mais qu’est-ce qu’il a voulu dire ? » Je le dis très sincèrement : je ne sais pas. Ça n’exclut pas que les films nous disent quelque chose. Quand je tombe sur quelque chose de mystérieux, de rugueux, j’ai le sentiment qu’avec la caméra je peux tourner autour.
Pour le philosophe Florian Gaité (Tout à danser s’épuise), la danse en club ou en rave vise un au-delà de la fatigue. Pour lui, nos corps échappent alors au fonctionnalisme de nos sociétés néolibérales. Qu’en penses-tu ?
Pour moi, le club a toujours été un lieu politique. J’ai été un jeune gay en club : je sentais que j’allais pouvoir vivre ici, sans devoir remplir une fonction ni me conformer à une identité. Un « au-delà de la fatigue », c’est ce que nous cherchons parce qu’en société nous sommes fatigués de devoir produire du discours, de devoir être solides. Mon film représente des gens qui ne produisent rien, qui perdent leur temps. Moi-même, en tant que metteur en scène, je perds du temps sur un plateau – puis quelque chose advient. Je ne dirige pas un film.
Tu te souviens de ta première fois en boîte de nuit ?
J’allais déjà en boîte à travers mes parents. Ils m’ont eu très jeunes, à 18 ans, et ils sortaient beaucoup. Avant de m’endormir, je m’imaginais ce qu’ils allaient vivre. Il y avait déjà ce fantasme : quel est ce lieu où les adultes font des choses secrètes ? Très tôt, j’ai été attiré par cela. Ça embêtait ma mère, elle voyait bien qu’ils étaient de mauvais modèles… Je suis moi-même allé en boîte très jeune, parce que j’ai toujours été grand, avec une voix grave. On me laissait facilement entrer. Je me souviens de l’Arena, un lieu en bordure de Vienne qui ressemble beaucoup à La Station – ça m’émeut beaucoup quand je sors ici, car j’y retrouve le même béton, la même géographie du son. J’ai fait ma première soirée techno là-bas, vers 1992-1993. La techno existait déjà, mais elle n’était pas arrivée jusqu’à nous. On ne comprenait pas la musique, mais notre corps la comprenait. Le corps a adoré. Je me rappelle : on tournait trop. Cette façon de tournoyer sur nous-mêmes, ça nous semblait beau mais pas harmonieux.
J’avais aussi une tante, plus jeune que ma mère, qui m’a sans doute inspiré Domaine [ce premier long de Patric Chiha sorti en 2010 raconte le lien fort entre un jeune de 17 ans et une mathématicienne d’une quarantaine d’années campée par Béatrice Dalle, ndlr]. C’est une personne très importante pour moi. Ma première soirée gay, c’était avec elle. Elle avait dû comprendre qu’au fond c’était tout ce dont je rêvais. La boîte s’appelait l’U4, tout le monde était habillé en noir, c’était plus érotique, sensuel. Pour être sincère, j’ai un souvenir du jeu entre hommes dans les toilettes. C’est là que j’ai pris conscience de l’importance des toilettes dans un club.
Domaine de Patric Chiha
C’est-à-dire ?
C’était le lieu du désir. J’ai été pris d’une grande excitation. Il y avait beaucoup de lieux de drague gay à l’extérieur, mais ils étaient toujours cachés. Évidemment la boîte était fermée, mais tout à coup j’entrais dans un monde où le sexe n’était plus caché, c’était même montré !
Dans les boîtes de nuit, on ne se sent pas vieillir. Les lumières effacent nos rides, l’intensité de la musique nous plonge dans un présent perpétuel. Comment as-tu fait pour donner cette impression dans le film ?
Je sais ce que je ne voulais pas faire : un film de reconstitution. Beaucoup de films en boîte ont un côté musée Grévin, tout le monde a l’air en cire. Là, ce n’est pas un film historique. Mon espoir, c’est qu’on sente ce temps de l’intérieur. Je savais que je n’allais pas surmaquiller les acteurs pour les vieillir. On joue avec les lumières, les états, la musique. J’adore quand le personnage de May comprend qu’elle a 40 ans. Tout à coup, son corps change, elle n’a plus le même port de tête. L’art que j’aime, c’est celui qui se pose des questions sur le temps. Ici, c’est l’euphorie de la jeunesse perpétuelle, la possibilité d’échapper au temps. Mais le paradoxe, c’est que le seul moment qui ne s’inscrit plus dans le temps, c’est la mort. Et la mort rôde toujours dans les soirées.
Avec sa grande cape noire, la physio jouée par Béatrice Dalle a justement l’air d’un ange de la mort.
Sur le plateau, on riait beaucoup parce qu’on sentait que ce personnage était un symbole – mais personne ne pouvait dire de quoi ! C’était l’un des seuls costumes qui était déjà là au scénario. C’était très beau de retravailler avec Béatrice Dalle après Domaine. J’aime dans le film comme elle glisse des sourires, une sensualité, une forme de cruauté, une innocence aussi.
Dans les personnes qu’elle laisse entrer dans La Boîte sans nom, impossible de déceler un fil, quelque chose qui les relierait.
Ça, c’était très important. Parce qu’elle n’est pas une flic. Béatrice, je lui ai dit : « Tu ne surveilles pas, tu ne refuses pas, tu invites juste les plus tarés. » Les physios, au fond, c’est déjà des DJ. Alors évidemment c’est désagréable de ne pas entrer. Moi, j’ai été beaucoup refoulé. Je l’ai même été d’une boîte gay où ils m’ont dit : « Non, c’est vraiment que les gays ici. » J’ai insisté : « Mais je suis gay ! » Comme les DJ, les physios doivent sentir, créer une atmosphère. Si je réfléchis à l’une de mes plus belles soirées, c’était à Bruxelles, quand j’ai étudié le cinéma à l’INSAS. C’était une période où je sortais énormément. Bruxelles a changé aujourd’hui, mais à l’époque c’était assez pauvre, pas cher. Il y avait une mixité sociale, c’était la grande beauté – c’est difficile à trouver à Paris, où on se ressemble beaucoup dans les clubs. Là, il n’y avait pas de videurs. Personne ne surveillait qui entrait, donc des gens n’allaient pas avec l’endroit, mais se révélaient finalement très surprenants…
Dans tes longs métrages, tu filmes la danse en club en jouant des ralentis. Il y a là l’idée de vouloir retenir ce que la nuit tend à accélérer ?
Ce ne sont jamais des ralentis caméra ! Les rythmes sont ceux des corps. Dans Domaine, les chorégraphies étaient conçues par Gisèle Vienne [metteuse en scène franco-autrichienne, autrice de Kindertotenlieder ou de L’Étang, ndlr]. Et dans Si c’était de l’amour je la filme au travail, pendant les répétitions de sa pièce Crowd [dans laquelle elle recréait l’ambiance des raves des années 1980-1990 en faisant parfois bouger ses danseurs et danseuses de manière très ralentie, ndlr]. Dans La Bête dans la jungle, on a moins travaillé sur le ralenti que sur le poids des corps. Je me suis inspiré de la sculpture du Bernin, L’Extase de sainte Thérèse. C’est sans doute pour cela que les personnages ont souvent la bouche entrouverte [l’expression de cette sculpture du xviie siècle a beaucoup été interprétée comme un signe d’extase sexuelle, notamment par le psychanalyste Jacques Lacan, ndlr]. J’adore les gens qui ne sont pas dans le rythme. Moi, je danse plutôt lentement, trop lentement je trouve. Au fond, on danse pour soi-même. Sur le plateau, ce qu’il y a de plus difficile, c’est de tourner sans la musique qui sera finalement dans le film. Tous les rythmes sont réinventés.
Dans La Bête dans la jungle, il y a presque une sociologie de la fête qui se dessine au travers des looks, des danses qui changent à mesure que les décennies filent.
On a énormément travaillé ça à travers des recherches, des lectures. On ne voulait pas déguiser les acteurs, patiner les murs, mais plutôt croire en certains signes, des mouvements disco, techno, des vêtements colorés, plus sombres. Je ne voulais pas d’une fausse véracité, mais bien incarner le temps. J’ai fait plusieurs cahiers : sur l’évolution des costumes, des poses, de la musique, de la lumière. J’ai une version du scénario uniquement composée d’indications sur la lumière. L’idée était toujours : de quoi nous souvenons-nous ? Que nous reste-t-il de cette année-là ?
On a l’impression que, dans ce passage du temps, on passe de l’éclat, du faste et de la couleur à quelque chose de plus froid, plus blanc et minimaliste.
Je vois bien que j’aime bien travailler sur la disparition. C’est l’idée d’enlever, dans l’espoir qu’à la fin ça se charge d’autre chose.
Tu représentes justement la période du VIH-sida en la figurant par un club désert, entièrement bleu. Comment est née cette image très forte ?
J’ai perdu des amis dans les années 1990. À l’été 1991, j’étais en stage à Londres. Je rencontrais des hommes. C’était quelques mois avant la mort de Freddie Mercury, en novembre. Un ami à moi est mort en septembre. Je suis parti à Vienne ensuite, et un cinéma projetait Blue de Derek Jarman [sorti en 1993, composé d’un monochrome bleu et d’une série de monologues d’amis de Jarman, qui esquissent son portrait, ndlr]. Jarman [qui a été diagnostiqué séropositif en 1986, ndlr] a fait ce film alors que sa vision, qu’il perdait peu à peu, devenait de plus en plus bleue. Ce film m’a beaucoup marqué, il est très lié à ces moments. Pour moi, c’est sûr que cette scène de club devait être bleue, un bleu Klein, pas encore le bleu techno, qui est plus métallique.
Il y a toujours un côté frime en boîte de nuit, ce que tu avais bien capté dans ton documentaire Brothers of the Night, dans lequel tu filmais des travailleurs du sexe crâner avec leurs tenues incandescentes…
J’ai un grand faible pour les gens qui friment, les menteurs, les gens qui jouent. Je suis très sensible à la fiction dans la vie. Ce sont peut-être mes documentaires qui m’ont fait aimer absolument les acteurs. Pour La Bête dans la jungle, Anaïs Demoustier et moi avons beaucoup travaillé là-dessus, sur la surexpressivité, voire le surjeu. Anaïs Demoustier est une actrice extraordinaire.
Tu te souviens d’une nuit où, pour toi, le temps s’est arrêté ?
Un des sentiments qui transforment la perception du temps, c’est l’amour, c’est de tomber amoureux très fort. Ça transforme aussi l’espace. Les distances ne sont plus les mêmes quand on rentre la nuit avec quelqu’un dont on est amoureux, les chemins ne sont plus ceux qu’on connaît. La temporalité change, tout devient volatile, indéfinissable. C’est incroyable comment le sentiment redéfinit le réel. Tu sais, on me dit souvent : « C’est radical, ton film. » C’est un mot dont je ne sais pas quoi faire. Récemment, une amie, Karine Durance [qui est aussi l’attachée de presse du film, ndlr] m’a dit qu’étymologiquement « radical » voulait dire « retourner à la racine. » Et La Bête dans la jungle a beaucoup à voir avec cette nudité, cette essence du sentiment, hors du temps, hors de l’espace.
La Bête dans la jungle de Patric Chiha, Les Films du Losange (1 h 43), sortie le 16 août
Portrait : (c) Cha Gonzalez pour TROISCOULEURS