Para One : « Je viens de la musique électronique, qui clairement entretient un rapport à la transe »

À partir des énigmes qui entourent sa propre histoire familiale, le musicien electro Para One réalise un premier long métrage obsédant en forme d’enquête intime tentaculaire : « Spectre. Sanity, Madness & the Family ».


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Mercredi 20 et jeudi 21 octobre, Para One (réalisateur de « Spectre (Sanity, Madness and The Family) ») et Naïla Guiguet (réalisatrice du court métrage « Dustin ») seront présents aux mk2 Beaubourg et Odéon (côté St Michel). Pour réservez des places, cliquez ici.

Jean, le narrateur et votre alter ego, dit avoir l’impression de ramener un spectre à la vie, celui de son père. En quoi cela reflète-il aussi votre démarche ?

C’est très fin, cette limite entre le personnage et moi. Je suis allé puiser dans des archives familiales, mais en même temps je voulais transformer le réel, éventuellement la vérité. Pendant longtemps, j’ai buté sur cette frontière entre réalité et fiction parce que, quand on vit avec des choses secrètes, avec un mensonge aussi, on a du mal à s’approprier la fiction – on est déjà dedans. J’avais passé une bonne partie de ma vie avec de vraies zones d’ombre que je voulais explorer, et je voulais aussi les réinvestir d’un imaginaire, d’un rêve. À La Fémis, j’avais réalisé un court métrage, Charlotte quelque part, sur l’enfermement psychiatrique de ma sœur – on en voit d’ailleurs un extrait dans Spectre. Je me rendais déjà compte que j’avais besoin d’un matériau autobiographique. Mais je manquais encore de certitudes pour pouvoir ouvrir mon imaginaire. Ce temps passé, c’est un long chemin vers soi, vers ces secrets que j’ai découverts au fil d’une enquête qui a duré presque vingt ans.

Jean est confronté à une question morale : va-t-il trahir le secret de son père en réalisant un film ?

La fiction, c’est une protection, une manière pour le film, pour le personnage, et pour moi aussi sans doute, d’avancer un peu masqués. C’était une des questions les plus difficiles de ma vie, à vrai dire. J’ai trouvé en cette réponse formulée à la fin du film une vraie libération. Aborder la question du père m’a pris beaucoup de temps, parce qu’il m’a fallu du courage pour ça, de la sensibilité aussi pour justement respecter celles de beaucoup de gens.

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Alors qu’il était enfant, la famille de Jean a intégré une communauté menée par un guide spirituel. À quel point cette fiction rejoint votre réalité ?

Ce gourou est inspiré de quelqu’un que j’ai connu, mais lui ne m’intéressait pas tellement. Je me suis demandé comment raconter l’emprise. Je voulais que ce personnage soit attirant, dise des choses troublantes, auxquelles on peut s’identifier. Je voulais aussi qu’il soit un artiste – je mets en abîme la position de démiurge du réalisateur, en mettant de moi dans la musique qu’il compose. Je suis parti de matériaux réels, des enregistrements de guidance spirituelle qui circulaient beaucoup dans les communautés nouvelles des années 1970-1980. C’était une source assez passionnante que j’ai voulu reconstituer, imiter, sampler, détourner. Mes propres souvenirs par rapport à mon éducation disons « religieuse » sont plutôt ennuyés, et plutôt tristes, donc j’ai souhaité aller vers une autre spiritualité. J’ai voulu confronter cette éducation à l’Orient par exemple, changer de centre.

Le gourou musicien au centre de Spectre s’appelle Chris. La référence au cinéaste Chris Marker est assez claire : comme lui dans son film Sans soleil (1983), le guide manipule la vidéo avec un synthétiseur, travaillant l’imagerie des rêves.

Chris Marker a été mon directeur de fin d’études, et un ami. Il m’a donné confiance à un moment où, comme tout étudiant, j’avais le syndrome de l’imposteur. Le cinéma-­essai qu’il incarne, peu de films s’y engouffrent. J’aime l’idée de continuer à faire vivre cette esthétique, de la porter, de la citer, de l’emprunter.

Les théories de Chris reposent sur un livre, Sanity, Madness, and the Family (1964) écrit par Ronald David Laing et Aaron Esterson, une étude sur la schizophrénie réalisée dans les années 1950. Quelle importance a-t-il pour vous ?

C’est très controversé ce bouquin, c’est un peu la théorie de l’enfant-symptôme. C’est-à-dire une théorie qui nie ou contourne le diagnostic de la schizophrénie d’un enfant en se demandant : « Et si les rapports de la famille avec cet enfant étaient à l’origine de ce trouble ? Est-ce que l’enfant ne serait pas le révélateur d’un problème, de secrets, de violences au sein de cette famille ? » C’est comme ça que Jean envisage le destin de sa sœur, qui est considérée comme malade, alors qu’elle s’avère être une sorte de prophète. C’est un renversement de point de vue sur la maladie mentale qui a eu beaucoup cours dans les années 1970 en psychiatrie.

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Chris est aussi influencé par l’écrivain américain Richard Brautigan et son rêve d’aboutir à une écologie cybernétique. Votre rapport à cette utopie est complexe, ambivalent.

Richard Brautigan est beaucoup utilisé comme référence dans toute la culture de la Silicon Valley, avec cette idée de mélanger le biologique et le numérique. Moi-même, je ne souscris pas aux théories de tous ces posthumanistes qui veulent faire vivre un cerveau, la mémoire à l’infini. Mais c’est là où je peux faire intervenir le trouble, le questionnement, le mien, celui du personnage : comment peut-on être attiré par un format utopique ? Moi qui suis totalement agnostique, je trouve ça intéressant de me demander ce qui m’attire là-dedans, ce que je juge totalitaire, ce que je trouve beau.

Dans le film, la famille de Jean a suivi des séances de thérapie avec Chris, enregistrées. Jean dispose des bandes sonores de ces sessions, et cela lui sert de base pour son enquête. Il y est notamment question d’accéder à d’autres mondes grâce à la musique. Le film est-il aussi une quête de la transe par le son ?

Je viens de la musique électronique, qui clairement entretient un rapport à la transe. Pendant vingt ans, mon métier, ça a été de me mettre en position de maître, ce que je n’ai pas forcément voulu : on me place en haut sur une scène, les gens me regardent, on rentre tous en transe collectivement, et je contrôle cette électricité. Par ailleurs, j’ai exploré l’idée de l’art comme thérapie. Le film me guérit. C’est peut-être la partie du chemin qu’on fait le plus en commun avec Jean. À la fin du film, on est censé sentir cette libération. Le film s’ouvre comme un thriller, on pense qu’on va percer des choses atroces, et en fait les secrets qu’on découvre sont plutôt beaux, plutôt ouverts.

Vous avez tourné des séquences documentaires sur des musiciens au Japon, en Indonésie, en Bulgarie – images auxquelles vous insufflez de la fiction en faisant comme si Jean filmait lui-même, sur la piste des expérimentations musicales de Chris. Qu’est-ce qui vous a amené à faire ces voyages ?

L’attirance pour le Japon, l’Extrême-Orient, ça date de l’adolescence, une fascination pour les films d’animation Akira (1991) de Katsuhiro Ōtomo et Ghost in the Shell (1997) de Mamoru Oshii, qui sont cités dans le film. Ça révélait sans doute une inconsciente envie d’ailleurs. La musique indonésienne, c’est dans la bande originale d’Akira, la musique bulgare, dans celle de Ghost in the Shell. Je voulais comprendre les liens entre toutes ces musiques, comment elles se sont parlé. Pourquoi le son du bambou en Indonésie va percuter l’oreille japonaise ? Ces voyages m’ont pris en tout sept ans. C’était le moment où j’ai décidé de devenir coproducteur de mon film, de ne plus attendre. De dire, voilà, j’ai envie d’aller au fin fond de la jungle pour aller rencontrer ce musicien-là, je ne peux pas l’expliquer. Il y avait toute une généalogie des sons que je suis donc allé décrypter. J’avais envie d’aller demander à ceux qui pratiquent ces instruments quel était leur rapport à l’animisme, à la spiritualité, à l’agriculture. Le côté tellurique du son, ça m’intéressait. En injectant de la fiction dans les images documentaires, je m’approprie le discours et la pratique de Chris pour les faire miens. C’est là où ma curiosité de musicien prend le dessus, aussi.

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Comment est-ce de reconstituer des mélodies fantômes ?

Par rapport à ça, ma plus grande chance est de ne pas avoir appris la musique. J’ai l’impression que toute composition, c’est reconnaître un lien harmonique entre deux notes – ça me touche, donc ça résonne. Ça peut vouloir dire qu’on a entendu ça dans le ventre de sa mère, ça peut vouloir dire que c’est une musique que son père a aimée. Encore aujourd’hui, après vingt-cinq ans de métier, je compose à tâtons.

Dans Spectre, vous samplez brièvement des films du cinéaste américain Jonas Mekas, le père du journal filmé. Comme vous, sa manière de figurer l’intime passe par le fragment, le discontinu, le patchwork. Vous vouliez affirmer cette parenté ?

Je l’ai vu parler de ses films à Paris, au début des années 2000. Je m’étais précipité à la projection de Reminiscences d’un voyage en Lituanie. Quelque chose d’absolument bouleversant dans son travail, c’est le tourné-­monté, la proposition brute. C’est aussi l’idée de la trace – on a connu ce moment, en voici la preuve. C’est la fascination de capturer ce moment-là.

Deux motifs traversent le film, celui de la route et celui de la mer. Pourquoi sont-ils aussi présents – jusque dans le montage, qui a quelque chose de liquide, de sinueux ?

Cette scène de la noyade, c’est une histoire qui m’obsède. Je n’ai pas à le cacher, elle est totalement vraie, j’ai vraiment voulu me noyer quand j’étais petit, à ce même endroit, sur cette même plage. Je la vois comme un lieu matriciel, où j’ai grandi, où je peux aller quand je veux, et aussi comme un lieu d’angoisse : qu’est-ce qu’il y a sous l’eau ? qu’est-ce qu’on y voit ? La route, c’est la première image, l’obsession du père, la fuite, la distance. [Au début du film s’enchaînent des images de routes vides, à partir desquelles le héros narrateur se demande où s’en allait son père, seul, en voiture, ndlr.] Ça rejoint un peu Wim Wenders avec Paris, Texas, l’idée du mec qui marche le long d’une voie ferrée, qui veut aller ailleurs, qui a tout oublié, qui veut changer de vie. Qu’est-ce qu’il y a sur cette route ? C’est la première question du film.

Une phrase de l’écrivain autrichien Rainer Maria Rilke prononcée dans le film résume le futur désirable auquel vous appelez : « Peut-être tous les dragons de notre vie sont-ils des princesses qui n’attendent que le moment de nous voir un jour beaux et courageux. Peut-être que toutes les choses qui font peur sont au fond des choses laissées sans secours qui attendent que nous les secourions. » Comment vous a-t-elle suivi ?

Elle m’a réellement été prononcée par ma grande sœur. Elle me parlait du fait que cette phrase l’avait aidée à tenir à l’adolescence, l’âge où typiquement on lit son livre épistolaire Lettres à un jeune poète. En l’occurrence, Rilke était confronté à la maladie, la maladie physique, mais ça peut tout aussi bien recouper la maladie mentale… C’est sûr que c’est une phrase magnifique ; empreinte de beaucoup de mélancolie aussi. Elle m’a obsédé, et je me suis dit, bon, OK, c’est compliqué de faire de la citation de poésie, mais celle-là, je vais la mettre. Elle était consubstantielle au film puisqu’elle pose cette question : ce genre d’épreuve n’est-il pas au fond une manière de nous révéler à nous-mêmes, est-ce qu’au bout du chemin il n’y a pas une transformation heureuse ?

Spectre. Sanity, Madness & the Family de Para One, UFO (1 h 32), sortie le 20 octobre.

Photographie : Marie Rouge / DA & retouches : Anna Parraguette pour TROISCOULEURS

Images (c) Copyright UFO Distribution