Ophélie Bau : « Dans ce métier, si tu ne fais pas, tu n’es pas, si tu ne tournes pas, tu n’existes pas » 

Comme son personnage indocile du diptyque « Mektoub, My Love » d’Abdellatif Kechiche, qui l’a révélée en 2017, Ophélie Bau trace sa route dans le cinéma français sans s’encombrer du regard des autres, et sans rien céder de sa farouche liberté. L’actrice, à l’affiche du « Marchand de sable » de Steve Achiepo, a répondu (parfois en prenant des détours), à notre questionnaire cinéphile.


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Décris-toi en 3 personnages de fiction.

On attaque par la plus difficile pour moi ! Un film me touche, ou ne me touche pas, mais je ne fonctionne pas à l’identification, même si des choses font écho en moi. Ce qui est certain, c’est que j’aime les personnages « victimes » qui en fait ne le sont pas, les personnages militants, combattifs, politiques.  

3 films qui ont marqué ta jeunesse 

[Rec] de Paco Plaza et Jaume Balagueró. Un film d’horreur très Gérardmer. D’ailleurs, j’ai vu son co-réalisateur, Jaume Balagueró, pour la première fois hier, à l’occasion de la rétrospective de ses films. La Haine de Mathieu Kassovitz, et Mars Attack de Tim Burton. C’est drôle, en réfléchissant à la question, je me suis aperçue que ces films matchent parfaitement avec le festival, alors que je pensais ne pas connaître du tout le cinéma de genre. Je rajoute Je suis une légende de Francis Lawrence. J’adore le côté fin du monde, mec seul avec son chien… 

Laura Mulvey, quelle cinéphile es-tu ?

3 films qui ont fait ton éducation sentimentale 

Un film qui me fait mourir de rire, encore aujourd’hui : Mary à tout prix des frères Farrelly. Cameron Diaz est hyper drôle, naïve, premier degré. Elle ne voit rien, ne comprend rien, alors que tout s’agite autour d’elle. Aladdin : c’est vraiment le romantisme tel que je l’ai intégré enfant, avec le mec qui vient sauver la demoiselle en détresse. Ok, ce n’est plus du tout d’actualité de penser comme ça. Mais ça me plaît ce truc du chevalier, c’est bon de voir ça en tant qu’enfant. C’est important, voire nécessaire de se construire avec ça, quitte à le déconstruire après. Est-ce qu’il y a même besoin de le déconstruire d’ailleurs ? Je ne me sens pas enfermée dans ce que j’ai appris. Je n’ai pas l’impression de chercher éperdument mon chevalier sauveur. Mon caractère indépendant et ma vie ont fait que ce n’est pas du tout ce que j’ai recherché, ni ce que j’ai projeté dans mes relations.  

Un acteur dont tu pourrais tomber amoureuse en 3 secondes ? 

Franchement, désolée, mais je pense à un chanteur qui m’obnubilait plutôt qu’à un acteur. C’était un amour déchirant, vraiment je n’avais jamais ressenti ça. C’est Aaron Carter. Pas du tout mon style, mais il avait un son qui avait fait un carton, I Want Candy. Je l’écoutais dans le bus, j’avais acheté son single – sur la pochette on voyait sa tête avec ses cheveux en picots, devant un fond bleu… C’était une obsession. L’autre jour, je suis retombée sur la pochette, je me suis dit : « Mais qu’est-ce qui m’a pris ? » C’était dissocié de tout ce que je suis ou de ce que j’aime maintenant. Mais c’était lui ! [Elle se met à chanter le tube I Want Candy, ndlr].  

3 cinéastes à qui tu dirais « oui » en trois secondes ?  

L’exercice est hyper difficile, on a toujours peur d’en délaisser. Andréa Bescond [réalisatrice des Chatouilles, adapté de sa propre pièce de théâtre, et qui évoque les violences sexuelles subies dans son enfance, ndlr], parce que j’admire sa force. Elle a le courage de ses opinions. C’est fort de se positionner sur des thèmes aussi graves et importants. Le cinéma est un super outil pour partager, diffuser, briser les tabous. Je la suivrai à l’aveugle, rien que pour ça. Xavier Dolan, parce que j’adore sa précision, sa façon de disséquer jusqu’à l’os un rapport humain, un trait de personnalité. Et c’est tout !

Un film qui a suscité 3 heures de débat avec tes potes ?  

Titane de Julia Ducournau. Il y a tellement de thèmes abordés frontalement, que je me suis un peu perdue. C’est un film radical, qui rase tout, brûle tout. D’ailleurs, il aurait pu être projeté ici, à Gérardmer, de par son côté très gore, fantastique. Je l’aurais mieux compris ici, peut-être, s’il avait été présenté comme un film de genre. Je l’aurai mieux reçu. Ça m’aurait mieux conditionné, parce que j’aime me heurter à des artistes qui veulent déconstruire. Mais même si on veut s’affranchir de cases, c’est important de contextualiser une œuvre, de proposer un cadre large – même en dehors du cinéma. Moi, j’ai beaucoup de mal avec les cadres, les limites. Mais justement, j’en ai quand même besoin.  

« Titane », ou le retour vrombissant de Julia Ducournau avec un film-monstre

Une question relou qu’on pose tout le temps aux actrices, et que tu as entendu plus de 3 fois ? 

Le « Tu fais quoi en ce moment, tu tournes quoi ? » que les gens du milieu du cinéma te lancent en soirée. Je ne rejette pas la question, mais la démarche me met mal à l’aise. Dans ce métier, c’est connu, « ne rien faire », c’est dévalorisé. Il y a une forme de violence à demander ça. Si tu ne fais pas, tu n’es pas, si tu ne tournes pas, tu n’existes pas. On ne te demande jamais qui tu es, mais ce que tu fais. Alors que quand je rencontre quelqu’un, j’ai envie de savoir qui il est, pas ce qu’il fait ! Je ne le vis pas mal parce que je suis lucide là-dessus. En dehors du milieu du cinéma, je suis toujours gênée quand les gens me disent : « Ah mais toi, tu es actrice, ce que tu fais, c’est super », comme si ça effaçait toutes les autres personnes de la pièce. Je n’ai pas envie qu’ils dévalorisent ce qu’ils font, qu’ils portent un jugement de valeur sur eux-mêmes en se comparant. Ce que je vis est plus rare, oui, mais ce n’est pas plus extraordinaire.  

Un film sur la boxe qui t’a séduite en 3 secondes ?  

Meurtrie d’Ali Berri, où elle se met en scène en train de faire du MMA. J’ai adoré les longueurs, le film prend le temps de rentrer dans sa tête. Entre la boxe et la scène, le parallèle est vite fait. Il y a un lien inconscient entre la pratique de ce sport et le fait d’être actrice [Ophélie Bau fait de la boxe depuis ses 26 ans, après que ses parents lui ont interdit d’en faire adolescente, ndlr]. J’y ressens des sensations similaires, parce que j’aime l’inconfort, l’insécurité, le fait de se jeter dans le vide.  L’an dernier, j’ai réalisé mon rêve ultime : faire un combat. Je voulais monter sur le ring, bien-sûr, me prouver que j’en étais capable, mais je voulais aussi vivre la préparation, le conditionnement.  

Un film dans lequel tu aurais aimé vivre au moins 3 jours ?  

The Revenant d’Alejandro González Iñárritu. Leonardo DiCaprio a enduré des températures extrêmes, a mangé le cœur d’un bison. Bon, il n’y a que lui qui peut faire ça. Ou pas. En tout cas, je choisirais un film survivaliste, avec des épreuves, un maximum d’éléments naturels contraignants, la neige, le froid, et une esthétique immersive.  

3 films vus et adorés au cinéma récemment ? 

Decision to Leave de Park Chan-wook. L’histoire d’un mec qui enquête sur un meurtre, et qui sait que la fille qu’il aime est coupable. Mais ça ne l’arrange pas de savoir. Alors il continue de chercher, profite du temps de l’enquête pour être auprès d’elle. Il y a quelque chose de déchirant, dans la détresse de cet homme.  

Don’t Worry Darling d’Olivia Wilde. Florence Pugh se rend compte que son mec, Harry Styles, l’a mis dans une sorte de programme parallèle pour en faire ce qu’il veut. Elle a tout pour adopter cette vie de parfaite femme au foyer : le confort, l’argent. Mais ça beugue. Elle ne s’habitue jamais à cette prison dorée, parce que ce n’est pas dans sa nature. Contrairement à ce que l’on entend souvent sur les femmes, qui auraient « une nature à » s’occuper de, à faire pour les autres, à prendre soin… Elle kiffe seule, n’a pas besoin de tout ça.  

« Decision To Leave » de Park Chan-wook : vertigineux thriller sentimental

3 séries que tu as binge-watchées ? 

En décalé, parce que tout le monde l’a déjà vue : Vikings, que j’adore. J’ai récemment vu Squid Games, je suis mitigée. C’est trop violent, mais ça m’a interpelée.  

Ces deux séries partagent une quête similaire, et horrible. Ce sont des histoires de terrains, de prises de possession, de pouvoir. Dans Vikings, qui parle de ces peuples scandinaves qui ont envahi l’Europe du VIIIe siècle, les racines sont historiques. Squid Games, on est dans la pur fiction [cette série sud-coréenne met en scène des personnes endettées participant à un jeu mortel pour empocher un pactole, ndlr]. Mais c’est réel aussi, cet appât du gain, la mise à mort, au sens figuré et au sens propre, des autres. Dans la vie, ça se passe aussi comme ça, même si ça paraît moins cruel parce que c’est symbolique. Le fait que Squid Games ait influencé des jeux dans les cours d’école pose question sur la nature de la série. La fiction, ça ne vaut pas le coup, si ça fait autant de mal. En dernier, Le Monde de demain. Les acteurs sont trop cools, c’est doux, cette histoire de l’arrivée du hip hop en France, cette image très années 1990, c’est une série qui fait plaisir. Et clin d’œil à Anthony Bajon, un grand ami [qui joue Kool Shen, du groupe NTM, dans la série, ndlr]

Le film que tu as vu plus de 3 fois ?  

Dikkenek. Je ne m’en lasse pas.  

« Le Monde de demain » : Katell Quillévéré et Hélier Cisterne nous parlent de leur fulgurante série

Le Marchand de sable de Steve Achiepo, The Jokers / Les Bookmakers (1h46), sortie le 15 février

Photographie : Paloma Pineda pour TROISCOULEURS