Quand et comment avez-vous découvert Thelma et Louise ?
Martine Delvaux : Je l’ai vu en salles à sa sortie, quand j’avais 21 ans. Mon essai-fiction Thelma, Louise & moi [paru en 2018, aux éditions Héliotrope, ndlr] tente de retracer l’impact qu’il a eu sur moi, et surtout pourquoi j’avais autant pleuré. Ce film a joué un double rôle : il a été plein d’espoir pour moi, mais a aussi agi aussi comme une condamnation, car il disait quelque chose de terrible sur la place des femmes dans la société à cette époque.
Héloïse Van Appelghem : Je l’ai découvert un soir où il passait à la télé, je ne connaissais rien de l’intrigue. Le suicide final m’a beaucoup marquée. Je n’avais pas l’habitude de voir de telles héroïnes au cinéma. A la même époque, j’étais très inspirée par le personnage d’Uma Thurman dans Kill Bill, mais quand je me replonge dans les personnages des années 2000, ce n’était pas comme maintenant, où on a davantage l’habitude d’être confronté à des héroïnes fortes. Aujourd’hui, on a plus l’habitude de personnages féminins qui se confrontent à la violence masculine, même si c’est avec un risque feminism washing [ensemble des pratiques qui consiste à récupérer le combat féministe pour en tirer des opportunités économiques, sociales, notamment de la part des entreprises de marketing, de publicité, ou encore de plateformes de contenus, ndlr].
OLDIES · Alain Chabat nous parle de la ressortie d’« Astérix : Mission Cléopâtre »
Au moment de sa sortie en 1991, le film fait la une du Times, mais provoque aussi des réactions épidermiques : on juge les personnages extrémistes, misandres. Comment expliquer une telle violence ?
M. D : Dans les années 1990, la majorité des films représente des personnages féminins en situation de rivalité, de compétition amoureuse. Le succès du film au box-office est une surprise, car il montre deux héroïnes qui ne parlent pas d’hommes. Mais on sort des années 1970 et du Nouvel Hollywood, une décennie très masculine en termes de cinéastes. Le film a provoqué un backlash anti-féministe. Le phénomène est à double tranchant : il est très populaire auprès des femmes mais on l’accuse aussi d’être contre les hommes, de porter une haine. Ces derniers étaient mis dans une position inhabituelle, inconfortable, où ils devaient témoins de la vie des femmes à l’écran. On assiste à peu près au même débat aujourd’hui, dès qu’un objet culturel est considéré comme féministe, il y a un lever de bouclier antiféministe.
Ce qui inédit et intéressant, c’est la façon dont Susan Sarandon et Geena Davis ont défendu la conscience féministe du film, ainsi que Callie Khouri, la scénariste du film. A l’époque, les scénaristes n’étaient pas invités sur les plateaux de tournage. Elles se sont battues pendant la promotion du film pour donner tort à ces critiques.
« Le reproche de misandrie est une contre-lecture du film. »
OLDIES · « American Trilogy » de Michael Roemer : trois sublimes explorations de psychés torturées
H. V. A : Le débat révèle aussi un double standard genré. Au cinéma, la violence masculine ne fait pas débat. A l’époque, Callie Khouri compare le film à Terminator 2 en expliquant qu’il comporte autant de morts que Thelma et Louise. D’autres road-movies des années 1970 comme Bonnie and Clyde mettent en scène des personnages féminins violents. Mais le fait qu’ils soient incarnés par un duo hétérosexuel en cavale change la donne. Le spectateur est rassuré en se disant que la femme n’est pas complètement indépendante. Deux femmes, c’est tout de suite perçu comme une menace pour le patriarcat. Thelma et Louise se sont extraites de la civilisation et de l’autorité des hommes – leur mari, la police. Tout cela explique le reproche de misandrie, qui est une contre-lecture du film. Ça fait penser à ce qu’a théorisé Susan Faludi dans son essai Backlash : la guerre froide contre les femmes (1991) : chaque fois que des femmes essayent de reprendre leurs droits, même dans la fiction, c’est répréhensible.
Dans son essai La femme mystifiée (1963), la journaliste et essayiste américaine Betty Friedan interrogeait des femmes au foyer pour déceler la raison de leur malheur. Elle conceptualisait alors le « problème qui n’a pas de nom » : un phénomène qui consiste, pour les femmes, à s’oublier, au point d’engendrer certaines pathologies. En quoi le film illustre-t-il cette idée ?
H. V. A : La meilleure illustration de ce concept est visible dès la scène introductive, qui montre les personnages en train de se téléphoner. Thelma est femme au foyer, elle évolue dans un espace domestique, s’occupe de son mari. Elle est plutôt soumise. Louise est serveuse, on la voit dans son restaurant. Les deux sont dans une forme de care, au service des autres. Le sujet du film va être la façon dont elles s’extraient de ces espaces pour ceux, plus grands, occupés par des hommes. Le film montre que la modèle de la femme au foyer théorisé par Betty Friedan dans les années 1950 et 1960 est toujours valable aujourd’hui.
« On regarde le monde à travers les yeux de ces femmes, mais aussi à travers les yeux d’un homme qui les défend. »
OLDIES · Jeanne Moreau, une cinéaste dans l’ombre de l’actrice
On sait que la MGM a accepté de produire le film à la condition que Ridley Scott adapte le scénario de Callie Khouri. Avez-vous le sentiment que le féminisme du fim tient davantage à son écriture qu’à sa mise en scène ?
M. D : La société de production de Ridley Scott avait racheté les droits du scénario. Personne ne voulait le réaliser, alors il a décidé de le faire avec les moyens de sa boîte. C’est un réalisateur que je considère comme féministe – il a été élevée par une femme, mono parentale. Son dernier film Le Dernier duel (2021) était un MeToo au Moyen Age. Il a été très peu vu et commenté dans cette perspective, et je le considère comme une sorte de suite à Thelma et Louise. Pour moi, n’y a pas de conflit entre le féminisme de Ridley Scott et celui de Callie Khouri. Susan Sarandon et elle ont exigé de Ridley Scott qu’il ne modifie pas la fin tragique. Il a respecté la conclusion du film : dans notre société, aucune impasse pour Thelma et Louise n’existe, si ce n’est la mort, ou le suicide.
H. V. A : Le langage cinématographique de Ridley Scott est plutôt du côté de ses héroïnes. A la fin, c’est leur envol au-dessus du grand canyon qu’il fétichise, avec un arrêt sur image, puis un fondu au blanc… Ce choix est intéressant : il préfère fixer leur envol céleste, libertaire, plutôt que leurs corps ensanglantés au fond du canyon. Ce plan est suivi d’un générique de fin qui remontre les images les plus importantes de leur vie, le selfie qui scelle leur voyage, sur une chanson qui dit du générique : « Je suis une part de toi, tu es une part de moi. » L’idée de sororité ouvre et clos le film.
M. D : D’ailleurs, le personnage du flic interprété par Harvey Keitel, qui est plutôt du côté des filles, peut être vu comme pôle identificatoire, qui correspond à celui du réalisateur. Par ricochet, on s’identifie à lui et il s’identifie aux filles. Il y a une double identification : on regarde le monde à travers les yeux de ces femmes, mais aussi à travers les yeux d’un homme qui les défend.
OLDIES · « Jeanne Dielman » de Chantal Akerman, le triomphe d’un film à la marge
Le film se plaît à faire le portrait d’hommes-objets : on pense à cette séquence d’amour où Brad Pitt est filmé comme un pur objet sexuel. Doit-on y voir un female gaze ?
H. V. A : Le personnage de J. D – ce sont les initiales de James Dean, ce qui l’assimile à un fantasme -, apparaît pour la première fois à l’écran dans un rétroviseur. C’est un point de vue subjectif : celui de Thelma, qui le regarde. C’est un tic de mise en scène d’habitude associé aux hommes. Donc oui, il y a une réappropriation, un renversement des normes qui renvoie au female gaze. Ridley Scott raille aussi des personnages machistes hyper stéréotypés, comme Darryl, le mari de Thelma.
M. D : C’est ambigu. Après que J. D a volé l’argent de Thelma et Louise, il disparaît, ne compte plus. Il y a une vie à l’extérieur du rapport romantique, hétéro centré. Mais en même temps, dans cette scène d’amour, un détail me frappe. C’est cette salive qui coule de la bouche de Brad Pitt, et qui renvoie à la salive du violeur [au début du film, Thelma est victime d’une tentative de viol sur un parking de bar par un homme soûl, que Louise tue ndlr]. Et puis il y a une objectivation, un découpage du corps, une contre-plongée, le fait qu’il soit torse nu et elle, habillée. Ils arrosaient son torse pour qu’il luise – en jouant sur les codes d’un cinéma porno. J’ai toujours buté sur cette scène, elle ne provoque pas d’excitation, ne me touche pas, à cause de cette contre plongée et de la salive. C’est peut-être le seul moment où je décroche, il y a une sorte de double jeu que je ne saisis pas.
« Thelma et Louise donnent des leçons ludiques aux hommes qui les harcèlent. »
H. A. V : C’est toujours ambivalent de montrer des corps désirants et désirés, et difficile de ne pas tomber dans la monstration d’un corps objet. Brad Pitt est sans doute objectifié, mais ce type de représentation reste tellement rare au cinéma. Il est perçu positivement car Thelma connaît l’orgasme grâce à lui, permet une réparation, une réappropriation de sa sexualité.
Le film pose aussi un débat qui divise les féministes : le féminisme doit-il être violent ou non-violent ?
M. D : Benoîte Groult [disparue en 2016, cette journaliste et militante féministe a signé plusieurs best-sellers, comme son essai Ainsi soit-elle, paru en 1975, ndlr] dit : « Le féminisme n’a jamais tué personne, le machisme tue tous les jours. » La violence des héroïnes est toute relative à côté du sort final qui leur est réservé. Ce versant rape and revenge movie m’intéresse beaucoup. On a beaucoup d’exemples de rape and revenge movie, mais Thelma et Louise appartient à ce genre avec une certaine douceur, car ses héroïnes sont moins dans la vengeance que dans un branle-bas de combat. Elles obéissent à un geste qui n’est pas très pensé.
H. A. V : Leurs actes violents sont de l’auto-défense, la violence initiale est celle des hommes. Elles donnent des leçons ludiques aux hommes qui les harcèlent.
OLDIES · Juliet Berto, figure secrète et rêveuse du cinéma français
M. D : Justement pour moi, ce n’est pas de la légitime défense, c’est ça qui intéressant. Elles veulent juste fuir, être libres. D’ailleurs, au début, Louise ne tire pas à cause de la tentative de viol, mais parce que l’homme l’insulte après qu’elle ait empêché l’agression. J’ai beaucoup travaillé ce passage avec mes étudiants – il dit symboliquement toute l’importance de l’insulte, de notre manière de parler aux femmes. Ce sont des fugitives qui deviennent des criminelles, mais tout ça n’est pas issu d’une réelle volonté de vengeance, d’une méchanceté. Leurs gestes criminels mettent en évidence la façon dont les femmes sont vues, perçues, comment elles sont regardées de façon dégradante.
Le parti-pris féministe du film est très discuté. Certains estiment que la masculinisation des héroïnes signale un échec de leur puissance en tant que femmes. D’autres estiment qu’il s’agit de retourner les armes du patriarcat contre les oppresseurs. Qu’en pensez-vous ?
M. D : Elles se défont des oripeaux de la féminité – est ce qu’il s’agit plus de délaisser ces oripeaux ou de prendre ce qui appartient au masculin ? Le film joue sur cette binarité genrée. Elles deviennent des cow girls, des buddies, tout en conservant une féminité. Cette représentation du passage du féminin au masculin est nuancée.
H. A. V : On a reproché au film de mettre deux femmes dans le corps de deux hommes : elles abandonnent leurs bijoux, s’approprient des symboles virils comme la voiture et les armes. Au début, Thelma porte une robe blanche virginale, qu’elle troque à la fin pour un tee-shirt avec les manches coupées et un jean… Pour moi, ça révèle le champ des possibles offert aux héroïnes : dans une société patriarcale, on utilise des objets qu’on a à sa disposition pour lutter et les transformer en armes.
« Le film nous laisse dans l’incompréhension de ce geste suicidaire, qui libère. »
Bulle Ogier : « Jacques Rivette est un détonateur pour les acteurs »
La fin tragique du film peut aussi être lue de deux façons : Thelma et Louise préfèrent la mort et la sororité à la prison domestique, leur mort est une ultime bravade. Mais elles sont symboliquement condamnées pour leur désobéissance.
M. D : Cette scène est une énigme, une aporie : on va vers l’avant, on survie, mais on va mourir. Le film nous laisse dans l’incompréhension de ce geste suicidaire, qui libère.
H. A. V : Dans le road-movie, l’ombre de la fatalité plane sur les héros. La mort est au tournant, par exemple dans Easy Rider, Into the Wild… A ceci près que les personnages masculins meurent par surprise, ici Thelma et Louise font un choix éclairé. Elles ne peuvent pas revenir à leur vie d’avant. La rupture avec la société est telle que la mort est souvent la seule solution.
M. D : Pour moi c’est un faux choix, car de toute façon, on va les mettre à mort. Ou elles iraient en prison, et seraient séparées : elles ne peuvent rester ensemble que dans ce geste. Il y a quelque chose de Roméo et Juliette dans cette mort partagée.
Juste avant de sauter, Thelma et Louise s’embrassent, ce qui a donné lieu à de nombreuses théories queer sur l’homosexualité des personnages. Quel crédit apportez-vous à cette lecture cryptée ?
M. D : Est-ce que c’est un baiser lesbien ? On s’en fiche. Ce qui est iconique, c’est ce lien plus fort que tout, ce dialogue si rare entre deux femmes, à l’heure où peu de films, encore aujourd’hui, passent avec succès le test de Bechdel [qui consiste à évaluer le féminisme d’un film en se posant trois questions : est-ce que les personnages ont un nom, se parlent entre elles, et, si oui, d’autres choses que d’un homme…, ndlr] échoue souvent. Ce qui est iconique, c’est leur amitié : elles deviennent des semblables, des sortes de siamoises, par-delà la différence d’âge. La complexité de leur relation est creusée : elles sont à la fois sœurs, mères, filles…
H. V. A : Il y a des traces de la portée iconique de ce duo fusionnel. En étudiant la réception des road-movies, et de ce film en particulier, on découvre qu’il y a des communautés de fans sur Pinterest, plateforme où on partage des images sur différents sujets d’intérêt. Beaucoup de fans proposent d’utiliser une garde-robe qui reprend les tenues de Thelma et Louise, des « matchings » pendentifs en forme de coeur avec les têtes des héroïnes, des verres, des bracelets. Un ensemble de produits marketing qui permet aux fans d’aujourd’hui de se situer dans leur pas. Il y a une forte identification du public, aujourd’hui encore. Il est entré dans la culture pop et dégage des symboles qui dépassent le film lui-même.
Kinuyo Tanaka : actrice adulée, cinéaste oubliée
Le film a-t-il plutôt bien vieilli au regard de nos préoccupations sociales actuelles ?
M. D : Le film n’a pas vieilli dans son propos, et c’est un constat presque triste. A la différence près qu’on ne filmerait sans doute pas la scène de tentative de viol de la même façon. Cette violence ne serait peut-être pas permise, ni à l’écran, ni dans ses conditions de tournages. On sait que Ridley Scott l’a filmée à deux reprises, en augmentant crescendo la violence. Il n’a pas averti Geena Davis de ce changement. Elle en est sortie traumatisée, et a fondé le Geena Davis Institute on Gender in Media en 2004, qui étudie sur les disparités de genre dans les médias. A l’heure d’un regard plus intersectionnel, on peut aussi critiquer le film pour sa blanchité : aucun acteur noir, si ce n’est dans le rôle d’un cycliste [dans cette séquence, un cycliste qui fume en joint repère le policier enfermé dans le coffre de la voiture de Thelma, souffle la fumée de son joint dans les trous d’aération et ne l’aide pas, ndlr.]
H. A. V : Sur la culture du viol, il est visionnaire, et exemplaire. Le fait que Thelma anticipe qu’on ne croira pas à la tentative de viol parce qu’on l’a vu danser avec son agresseur, le slut shaming… C’est très d’actualité.
Thelma et Louise de Ridley Scott, ressortie le 5 juillet, 2h09, Park Circus France