Votre premier documentaire, Southern Belle, suivait Taelor, une jeune héritière, dans les rues de Houston. Pourquoi être resté dans la même ville pour Ghost Song ?
Pendant que je tournais Southern Belle, j’ai croisé Will, le cousin de Taelor. La première fois que je l’ai vu, il était avec sa copine et ils étaient en train de se séparer. Les deux ont pris une guitare et commencé à improviser leur dispute en chanson, devant moi. J’ai trouvé ça incroyable. Au même moment, j’ai rencontré complètement par hasard la rappeuse OMB Bloodbath alors que je faisais des repérages dans le Third Ward, le quartier afro-américain de Houston. Elle a pointé un revolver sur moi, puis elle a vu que j’avais une caméra. Elle m’a demandé mon numéro de téléphone pour que je tourne des clips. J’ai été piqué par la curiosité devant cette fille hyper charismatique, un peu badass, qui semblait diriger un groupe de cinquante mecs.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de rassembler ces deux personnages dans le même film ?
Tous les deux se sentent à la marge. Houston reste une ville très conservatrice, qui rejette les gens un peu différents. Même si Will n’est pas du tout issu du même milieu social qu’OMB Bloodbath et ne fait pas de rap, ce qu’ils vivent est similaire. Mais, comme Houston est construite autour d’autoroutes qui divisent les quartiers et les populations, les Noirs et les Blancs évoluent chacun de leur côté. Il m’a semblé absurde que des gens avec autant de points communs soient ainsi séparés.
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L’autre fil rouge de Ghost Song, c’est un ouragan qui approche…
J’ai toujours eu la sensation que Houston était une ville maudite. D’ailleurs, Will parle comme un prophète de l’apocalypse. Tous les ans, il y a des menaces d’ouragan, on demande aux habitants de se terrer et de faire des provisions. Cela entraîne une espèce d’urgence perpétuelle, dans cette atmosphère chaude et moite. Je trouve ça très cinématographique.
Comment avez-vous fait pour convaincre vos personnages de se livrer autant devant votre caméra ?
Il y a eu énormément d’échanges en amont, d’autant que je voulais éviter les problèmes que j’ai eus au moment de la sortie de Southern Belle. Taelor avait regretté d’avoir dit certaines choses, et sa mère nous avait attaqués pour diffamation. Là, j’ai été très clair et je les ai prévenus : ce que vous ne voulez pas dire, vous ne le dites pas devant la caméra. Avec Will, je suis devenu presque ami, donc c’était plus facile. Avec OMB Bloodbath, ça a d’abord été très ouvert, elle m’a déballé toute sa vie. Lorsqu’on s’est rencontrés, elle venait de sortir de prison et n’en pouvait plus de la guerre des gangs dans son quartier. Mais, au moment du tournage, elle s’était fait tirer dessus deux fois et avait perdu une vingtaine d’amis dans ces rixes. Elle était traumatisée, ne sortait quasiment plus de chez elle. Cela a beaucoup compliqué le tournage.
Quelle est la part de documentaire et la part de fiction dans Ghost Song ?
Je n’aime pas trop qualifier mon film de documentaire. Pour moi, cela désigne un vrai reportage, informatif, avec des gens qui parlent face caméra. Dans Ghost Song, il y a toujours une sorte de mise en scène qui opère. Et j’aime bien jouer avec la fiction. Des scènes ont été tournées sur le vif, d’autres rejouées. Dans tous les cas, cela venait des tripes. Quand Will et son oncle se livrent une sorte de battle en musique, c’est moi qui leur ai demandé d’improviser. Mais, au bout d’un moment, les vraies rancœurs sont ressorties avec la musique. Ce que j’aime, avec le documentaire, ce sont ces accidents un peu magiques.
Quelles sont vos inspirations cinématographiques ?
J’aime beaucoup le Néoréalisme et tous les films de série B italiens, comme ceux de Tomás Milián. Ce sont des comédies qui se passent à Rome dans les années 1970 et où tout est très exagéré. Plus près de nous, j’apprécie le cinéma des frères Safdie et les premiers Harmony Korine, notamment Julien Donkey-Boy. Les films qui parlent de psychiatrie et de troubles mentaux me touchent particulièrement [Julien Donkey-Boy raconte l’histoire d’un jeune homme schizophrène, ndlr]. On voit à quel point nos sociétés sont en retard sur la question des traitements psychiatriques.
La musique est un personnage à part entière dans votre film…
J’ai trouvé chez les gens que j’ai filmés une façon presque enfantine d’exprimer leur douleur via la musique. C’est un peu cliché de dire ça, mais, pour eux, elle guérit vraiment quelque chose. Ce que j’ai voulu montrer, c’est aussi le dialogue qui s’opère entre eux grâce à la musique.
On entend logiquement beaucoup de rap dans Ghost Song, mais aussi des airs de Verdi. Pourquoi ce choix ?
Mon père est décorateur d’opéra, j’ai vu deux cents fois Don Giovanni lorsque j’étais jeune et j’adore ça. Je trouve que le rap et l’opéra partagent un même côté très dramatique, avec cette tension permanente entre la vie et la mort. Les rappeurs se complaisent parfois dans une version exagérée d’eux-mêmes. Il y a de ça dans l’opéra aussi.
Votre film aborde le fléau de la dépendance aux drogues et aux médicaments aux États-Unis.
Ce rapport à l’addiction m’intéresse beaucoup, notamment chez les artistes. C’est assez tragique, car cela les aide à exprimer quelque chose, mais certains sont ensuite dépassés par leur addiction. Du côté des médicaments, j’ai l’impression que quasiment tous mes amis américains se sont vu prescrire des amphétamines dès l’enfance. C’est un véritable business aux États-Unis, qui a créé toute une nation de drogués.
Quel est votre prochain projet ?
Ma productrice m’a passé une commande sur le Covid-19. Cela m’a fait chier très vite : j’étais aux urgences, je cherchais désespérément mon sujet. Et c’est là que j’ai rencontré un jeune mec, Jamal, qui portait une blouse mais avait l’air borderline. Il s’est révélé que c’était le psychiatre de tout l’hôpital, seul sur dix étages. Un mec assez incroyable, que je suis donc en train de filmer. Pour le coup, ce sera un vrai documentaire.
Ghost Song de Nicolas Peduzzi, Les Alchimistes (1 h 16), sortie le 27 avril
Images (c) GOGOGO FILMS
Portrait (c) Giff/fanbovet