Dans vos deux précédents films, Southern Belle (2018) et Ghost Song (2022), vous tiriez un portrait de l’Amérique depuis votre propre fascination-répulsion pour ce pays. De quoi est né État limite ?
D’abord de mon intérêt pour la psychiatrie, qui me touche particulièrement et qui traverse mes derniers films. Je vivais aux États-Unis quand je les ai tournés. À mon retour en France, j’ai rencontré le docteur Jamal Abdel Kader par hasard ; il m’a éclairé sur des tas de questions que je me posais vis-à-vis du traitement des « fous » dans nos sociétés. J’ai décidé de le suivre.
La rencontre, c’est ce qui dicte chez vous l’impulsion d’un nouveau film ?
Toujours. D’ailleurs, en ce moment je suis inquiet puisque je ne rencontre plus personne ! Mais le point de départ de Ghost Song, c’était la ville. Par la force des choses, j’y ai eu de vrais coups de foudre cinématographiques avec par exemple la rappeuse OMB Bloodbath. C’est drôle, car toutes ces rencontres prennent d’abord un mauvais tournant ; la première fois que j’ai vu Bloodbath, elle m’a pointé un pistolet au visage. Jamal, lui, m’a embrouillé car il pensait avoir affaire à une équipe de télévision. Il avait témoigné une fois à la télé, or l’expérience avait été si désagréable qu’il était sur la défensive. C’était un peu casse-gueule, mais le courant a fini par passer et Jamal m’a rappelé le lendemain pour que je lui explique notre projet. Sauf qu’à ce moment-là, on ne savait pas encore bien ce qu’on voulait faire !
On avait commencé à filmer au service réanimation, là où mon père s’est fait greffer un foie dans les années 1990. Je connaissais des ex-médecins, ils m’ont ouvert les portes. C’était passionnant de voir les soignants en action, mais je n’y avais pas encore trouvé le personnage de cinéma que j’ai vu en Jamal.
Décryptage : le cinéma peut-il sauver l’hôpital ?
Comment l’avez-vous convaincu lui et ses patients d’accueillir la caméra ?
Rien que pour accéder à l’hôpital, c’est très compliqué. La production s’est débattue pour obtenir des permissions, puis c’est Jamal qui nous a introduit à ses patients. On a beaucoup discuté avec certains, on leur a expliqué pourquoi on souhaitait les filmer. C’était très tranché : ceux qui ne voulaient pas nous l’ont dit de manière catégorique, patients comme soignants. En revanche, ceux qui ont accepté se sont engagés à 100%. Ils voulaient faire partie de l’aventure. Jamal organisait déjà l’atelier théâtre qu’on voit dans le film, ce qui nous a beaucoup aidés. Et puis il a carrément utilisé notre caméra ! On a tendance à croire qu’on « vole » ceux qu’on filme, or les patients les plus isolés se sont davantage confiés face à une caméra. Ils parlaient car ils sentaient qu’on les regardait différemment, qu’on s’intéressait à eux.
Vous êtes documentariste, mais on sent chez vous un fort élan romanesque. Qu’est-ce qui vous a fait choisir le documentaire plutôt que la fiction ?
J’ai commencé à écrire de la fiction à partir de rencontres réelles, avant de me tourner vers cette forme-là. Rien que la case « documentaire » dans le cinéma me rend dingue ! Je ne me dis jamais que je vais tourner un documentaire ; en vérité, je tombe simplement amoureux de personnes que j’ai envie de filmer. Et puis j’ai l’impression que ce milieu est très codifié, qu’il y a des règles de mise en scène à respecter… Quelques personnes considèrent qu’il existe une sorte de Bible du documentaire dont j’ai souvent l’impression de prendre le contre-pied, par exemple en ajoutant des effets ou pas mal de musique, peut-être trop d’ailleurs, mais je m’en fiche un peu. En ce moment, je réfléchis à un projet de documentaire… qui devrait s’appeler Fiction ! J’ai envie d’aller plus loin que Ghost Song dans le brouillage des pistes ; l’idée, ce sera de mettre en scène des gens qui jouent leur propre rôle.
Le sentiment d’urgence est parfois tempéré par d’étonnantes photographies en noir et blanc. Pourquoi ce choix ?
Ma mère est une ancienne photographe de guerre, c’est elle qui a pris les photos. J’avais envie qu’on collabore depuis longtemps, or elle a elle-même passé beaucoup de temps à l’hôpital Beaujon. J’adore son travail, qui se prêtait d’ailleurs parfaitement à l’ambiance du lieu. État limite est aussi un projet collectif ; il me semblait important de développer comme des narrations parallèles, d’ouvrir le film à des angles différents.
Des ont traité l’hôpital public par le prisme du cinéma de genre. On sent une démarche similaire dans État limite.
Jamal adore certains comics comme le Joker et Batman. On s’est amusé à le filmer monter et descendre les escaliers de nuit, les mains dans sa blouse en forme de cape. C’est un petit clin d’œil, mais on avait parfois vraiment l’impression d’être à Gotham City ! Avec cet étrange bâtiment qui surplombe la ville… C’est Jean Walter qui l’a imaginé, en s’inspirant d’ailleurs de l’architecture américaine. On s’est tous raconté des trucs ; pour moi, c’était comme une espèce d’animal effrayant.
Jamal livre des réflexions passionnantes sur l’état de l’hôpital public et le traitement des personnes atteintes de troubles mentaux dans nos sociétés. Comment s’est organisée l’émergence de cette parole ?
À vrai dire, Jamal parle déjà beaucoup ! Je pense qu’il a peu à peu senti que sa vision du monde était proche de la mienne, donc il était en confiance. Face à des gens au point de vue radicalement différent du sien, il est sur la défensive comme il a pu l’être avec moi au début. Il y a toujours une résistance aux prémices de la rencontre, c’est le temps qui débloque les choses. En l’occurrence le film s’est tourné sur deux an et demi, un temps suffisamment long pour nouer une réelle amitié. Et c’est seulement à la fin du tournage qu’on a filmé les conversations de Jamal avec son collègue Romain, tout comme on a récolté la matière des réflexions qu’il livre en voix off.
Pourquoi avoir souhaité filmer la psychiatrie, qui tient pourtant d’un mal « invisible » et donc difficilement représentable ?
C’est peut-être cette abstraction qui m’a rendu d’autant plus curieux ! Je me souviens de tous ces jeunes qui arrivaient à l’hôpital, sans savoir mettre les mots sur ce qui les rongeait. On a filmé pendant la crise sanitaire, la jeunesse était surreprésentée. Et la psychiatrie en général, car il me semble qu’environ 50% des admis à l’hôpital public l’étaient pour raisons psychiatriques à l’époque. C’est énorme ! J’ai été très choqué de voir que Jamal était le seul psychiatre sénior pour des centaines de patients, il m’a fait penser à un Don Quichotte hospitalier.
S’il y a un fil conducteur entre vos films, c’est peut-être l’interpénétration entre marginalisation et addiction. Qu’est-ce qui vous émeut là-dedans ?
On a tendance à croire que la maladie est déclenchée par l’addiction, mais cela pourrait très bien être l’inverse. L’addiction, on n’ose pas en parler alors même qu’elle est très répandue dans la société. Et puis ce qui m’a bouleversé, c’est de voir à travers Jamal que le soin passe avant tout par un rapport d’humanité. J’ai moi-même bataillé avec ma santé mentale, dès l’adolescence. J’aurais adoré pouvoir tomber sur un médecin comme Jamal, mais ceux que j’ai rencontrés étaient d’une froideur clinique. Ils m’ont prescrit très jeune des médicaments car j’étais trop exubérant, mais c’était du théâtre ! On le voit bien dans Ghost Song et ce film-ci, où l’on expose de jeunes cerveaux à des substances addictives. Si on m’avait plutôt emmené à un cours de théâtre, cela m’aurait sans doute été plus utile. Ce n’est d’ailleurs pas la psychiatrie qui m’a sauvé, mais l’amitié ; les amis que j’ai rencontrés à 16 ans et qui m’ont accueilli sans me stigmatiser. C’est tout le combat de Jamal, qui s’efforce aussi de ne pas plaquer un jargon psychiatrique sur ses patients.
« On a tendance à croire que la maladie est déclenchée par l’addiction, mais cela pourrait très bien être l’inverse. »
Ghost Song de Nicolas Peduzzi
On a l’impression que Ghost Song est le miroir américain du « devenir » possible de la France et de son hôpital, que vous documentez dans ce film.
Quand j’ai vécu aux États-Unis, j’ai été frappé de voir à quel point l’État abandonnait ses jeunes. C’est le pays le plus riche du monde, mais il y a des gens à Houston ou Los Angeles qui meurent en pleine rue faute d’avoir été pris en charge. C’est effectivement le miroir cauchemardesque de ce qu’on pourrait vivre en France, c’est-à-dire une situation où seuls les riches peuvent espérer s’en sortir. Il y a encore des expériences novatrices, comme on le voit dans Sur l’Adamant (2023) de Nicolas Philibert [qui documente le projet unique en Europe d’un bâteau-hôpital psychiatrique en plein Paris, ndlr]. On a l’impression d’être dans une bulle en France, mais il faut qu’on réalise à quel point nos institutions s’effondrent.
Qu’est-ce qui vous a le plus effrayé dans la situation de l’hôpital Beaujon ?
Au début, j’ai eu beaucoup d’espoir en voyant Jamal. Je me suis dit : « Tiens, il y a encore de jeunes médecins aussi combatifs. » Et puis au fil du temps j’ai compris que lui aussi était en train de perdre pied, voire de contracter un burn out. Pour moi, ça a été un choc.
Et qu’est donc devenu Jamal depuis le tournage ?
Il a décidé de faire une pause. Il en est arrivé au constat que sa pratique de la psychiatrie était mal accueillie dans l’institution publique, donc il avait besoin de s’arrêter pour réfléchir. Il voyage, il lit énormément… Il a fait très tôt de longues études, il a été tellement investi toute sa vie qu’il en avait besoin ! Mais il est ravi du film et il espère que cela contribuera à faire bouger les lignes.
: Etat limite (Les Alchimistes, 1h42), sortie le 1er mai