Laura Mulvey, quelle cinéphile es-tu ?

La très rare Laura Mulvey est la théoricienne qui a pensé le fameux concept du male gaze dans son essai « Visual Pleasure And Narrative Cinema » en 1973. Au FIFIB, où elle était invitée, on a découvert son travail de cinéaste avec le féministe « Riddles Of The Sphinx » (1977) ou l’avant-gardiste « Crystal Gazing » (1982), qui questionne l’utopie. On a eu envie de savoir quels films ont été importants dans la construction de son regard si incisif.


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Citez trois films qui selon vous questionnent brillamment le male gaze.

Morocco (1930) de Joseph Von Sternberg. L’une des manières que le film trouve pour déranger le male gaze, c’est de faire du personnage de Marlene Dietrich une performeuse. Le fait qu’elle soit en représentation permet de déplacer légèrement le regard. On adopte son regard vers le public, ce qui permet de renverser, voire de faire disparaître le regard unilatéral masculin. Il y a aussi cette séquence où elle porte un costume d’homme. Elle sort de scène, elle marche dans la partie de la salle où le public est assis, et elle repère une jolie fille qu’elle embrasse, ce que l’audience applaudit vivement. L’hétérosexualité est alors balayée d’un geste. Mais l’objet de son amour fou reste un homme, Gary Cooper, qui joue le rôle d’un légionnaire. En même temps, dans cette pulsion de mort qui la pousse à aller vers lui, elle est très active puisque c’est elle qui tente de le courtiser, elle est moins l’objet de son désir à lui.

Laura Mulvey analyse l’oeuvre avant-gardiste de Chantal Akerman

Ensuite, Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles (1976) de Chantal Akerman. La temporalité même du film, son contexte, font que le male gaze n’est jamais convoqué. Il y a des films qui dérangent, dispersent, répartissent le regard différemment et d’autres comme celui-là qui vont aller jusqu’à narrativement exclure le male gaze. Enfin, Juste une heure toi et moi (2002) d’Alina Marazzi. La cinéaste revient sur le destin de sa mère qui s’est suicidée alors qu’elle était enfant, et qui n’a plus jamais été mentionnée par sa famille. Sur ses traces, Marazzi tombe sur des films de famille tournés par son grand-père maternel, qui a énormément filmé sa fille jusqu’à ce qu’elle se suicide. Alina revient sur ces images pour retrouver un lien avec sa mère.

Mais, au montage, elle s’aperçoit que ça va plus loin qu’une histoire privée. Il s’agit pour elle de prendre ce support pour parler d’une crise de la maternité. Elle entre alors dans une relation critique avec les films tournés de manière obsessionnelle par le grand père, qui vient d’une famille milanaise bourgeoise. Elle revient sur le regard qu’il porte non pas seulement sur la mère, mais sur toutes les femmes de la famille. Elle essaye de retourner sa vision, comme pour libérer ces femmes. Dans cette idée de détournement des films de famille, il y a une critique du regard patriarcal.

Trois films qui ont construit votre regard.

L’Homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov a été très important pour moi, il m’a vraiment fascinée. Mother Dao, The Turtle Like (1995) de Vincent Monnikendam, que vous ne connaissez peut-être pas. Un film qui utilise des rushes tournés par des colons néerlandais, des maîtres d’œuvres, des missionnaires, des personnes qui venaient travailler pour l’industrie du tabac en Indonésie – à ce moment-là les Indes néerlandaises. Les populations colonisées sont objectivées. Monnikendam, à partir de ce found footage, trouve une manière de raconter cette époque à travers le regard des colonisés, et non plus des colons.

Ce film m’a appris à donner de la valeur aux films anciens qui a priori ne présentent pas de valeur artistique, mais qui ont une grande valeur politique et historique. C’est aussi un rappel que le cinéma est temporel, un médium qui préserve le temps, et nous y fait penser. Un exemple frappant, c’est cette seconde dans le film où l’on voit une personne indigène qui regarde rapidement la caméra. Ce coup d’œil furtif traverse les siècles et nous parvient aujourd’hui avec la même acuité.

Dans son essai La Chambre claire, Roland Barthes parle de la lumière, de la technique photographique comme d’un moment de captation et de césure dans le temps. Là, à l’inverse, le cinéma permet la persistance d’un moment, cette possibilité de déranger, de recomposer, d’altérer le temps. Enfin je citerais Nostalgia (1971) d’Hollis Frampton, un court d’avant-garde artistique qui a été un des films qui m’a permis de saisir la complexité du médium photographique, encore une fois dans sa relation avec le temps.

Trois films méconnus que vous aimeriez faire découvrir ?

The Arbor (2010) de Clio Barnard. Le film raconte une Angleterre post-Thatcher, on voit la destruction des espaces industrialisés, extrêmement impactés par les décisions politiques. C’est un film particulièrement amer, mais aussi très révélateur de cette dynamique entre les décisionnaires et la classe ouvrière. On est dans le registre de la dystopie : c’est la crise industrielle, économique, et la population paraît totalement désœuvrée, oubliée. On voit comment l’espoir porté par le socialisme et le syndicalisme se trouve détruit. Cela conduit à l’émergence d’une violence particulièrement masculine, de violences domestiques, de racisme, d’alcoolisme… On se rend compte grâce à ce film de l’impact qu’ont eu les politiques thatcheriennes.

Sinon, n’importe quel film de Max Ophüls ! Peut-être La Signora Di Tutti (1934), justement parce qu’il n’est pas très connu. Il l’a réalisé dans l’Italise fasciste, ce qui peut être un peu surprenant dans la mesure où il y travaillait tout en étant lui-même juif. C’est un film qui s’intéresse particulièrement à l’industrie du cinéma, à la marchandisation, l’exploitation des stars féminines. Il traite aussi de la modernité, des avancements technologiques autour du cinéma à l’époque.

Puis bien sûr Mirage de la vie (1959) de Douglas Sirk, que j’ai choisi pour la carte blanche que me donne le FIFIB.  C’est un des films qui reflète le mieux l’apartheid qui caractérise le système hollywoodien. Les performeurs afro-américains avaient alors des occasions extrêmement sporadiques d’apparaître à l’écran. Ce film est l’un des rares à représenter frontalement la nature profondément séparatiste de cette industrie. Récemment j’ai écrit un texte sur les quatre premiers plans du film qui passent très rapidement. En faisant pause dans l’image, on se rend compte qu’il y a énormément de figurants Afro-américains. Ces personnages ne sont pas nommés et surtout disparaissent lorsqu’on remet le film à sa vitesse originale de 24 images par seconde. Cette présence-absence, cette invisibilité, font vraiment écho pour moi à la question de la représentation de ces populations dans une Amérique extrêmement raciste.

Douglas Sirk x Todd Haynes

Portrait (c) Karen Knorr