Kleber Mendonça Filho : « Le film d’archives est une immersion profonde dans le temps »

Avec son documentaire, « Portraits fantômes », le réalisateur brésilien Kleber Mendonça Filho (« Les Bruits de Recife », « Bacurau ») convoque la mémoire et les fantômes du passé dans un film composé d’archives personnelles et historiques. Une immersion dans la ville de Recife, de l’appartement familial aux salles de cinéma disparues. Rencontre.


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Vous ouvrez Portraits Fantômes en parlant de votre mère, historienne. Vous-même avec ce documentaire, vous faites un travail d’historien et de sociologue non ? Quel était le point de départ ?

Je me suis plongé dans mes vieux enregistrements et photographies. En regardant des vieilles images, on découvre différents niveaux d’histoires : notre histoire personnelle, celle de notre entourage et de l’endroit où l’on vit. Je n’aime pas trop l’idée d’un travail sociologique mais c’est intéressant que l’on interprète certains de mes films de cette manière, sûrement car je m’intéresse aux mécaniques de l’histoire et à la manière dont la société et les gens se comportent. Là, je voulais parler de cet appartement mais je ne pouvais pas parler d’un lieu vide. Parler d’un endroit c’est parler des gens qui ont fait que cet endroit existe et parler d’eux, c’est parler de la société. En ça, je suis peut-être un peu historien et j’aime cette idée, même si je ne me vois pas comme ça.

“Portraits fantômes” de Kleber Mendonça Filho : mémoire de cinéma

C’était important pour vous de commencer par parler de vous et de votre appartement, pour ensuite sortir évoquer ces salles de cinéma disparues à travers les archives ?

Quand j’ai réalisé que j’avais cet appartement et tous les films que j’y ai tournés, j’ai pensé que ça serait un début intéressant pour le film. C’était un vrai plateau de tournage. On allait déménager avec ma famille et ça a changé ma manière de voir ce film. L’idée était de commencer dans un endroit petit, et d’aller ensuite dans la ville puis parler même de la Seconde Guerre mondiale. C’est satisfaisant en tant que réalisateur de mêler l’intime et l’histoire.

Est-ce que votre cinéphilie est née dans ces salles de cinéma ?

Oui, et j’ai eu de la chance, parce elles avaient beaucoup de cachet. Voir un bon film dans une salle magnifique, c’est une expérience puissante. Certains cinémas diffusaient des films d’horreur, d’autres étaient plus prestigieux, avec des séances en 70mm, et d’autres encore, plus populaires. Ils ont construits ma relation au cinéma et m’ont appris à regarder des films. Je ne veux pas me sentir comme un vieil homme nostalgique, mais je crois que j’ai eu de la chance d’être introduit dans le cinéma comme ça. Et même si la programmation était basique, l’industrie de l’époque, m’a permis d’y voir Blue Velvet, E.T., Les Dents de la mer, et même Rabbi Jacob. Et il y avait aussi des films brésiliens, bien sûr !

« Bacurau », la fable dystopique sanglante de Kleber Mendonça Filho

Et il y a ce projectionniste, fascinant personnage que vous filmez à l’époque et qui est comme un gardien de ces temples…

J’ai rencontré Alessandro en 1990. J’allais beaucoup au cinéma. Et à ce moment-là, j’ai commencé à photographier ce cinéma et son projectionniste, et nous sommes devenus amis. C’est l’une des personnes les plus incroyables que j’ai rencontrées. Je suis heureux que les gens me parlent de lui. Il avait une relation différente au cinéma, très pragmatique. Bien sûr, le cinéma est magique mais c’est aussi une machine, un lieu où on vend les films. Et quand il dit qu’il ne peut plus écouter la musique de Nino Rota du Parrain, car il a projeté le film pendant quatre mois, c’est génial ! C’était très touchant de revoir ces enregistrements, de repasser des heures en sa compagnie. C’est le pouvoir des archives, le cinéma permet de garder ces traces.. Parfois, c’était douloureux, parce que le Kleber d’aujourd’hui aimerait poser d’autres questions que celles que j’ai posées quand j’avais 21 ans. Mais c’est la vie.

Kleber Mendonça Filho, espace-temps

Justement, si le cinéma enregistre les fantômes, vous jouez particulièrement avec cette idée à travers le montage de vos images, notamment en convoquant des séquences de votre premier long métrage, Les Bruits de Recife (2012), pour faire revivre le chien des voisins ou votre mère jeune…

Oui, j’ai travaillé de nombreuses années sur ce film. J’étais en transe et ressentais la façon dont le cinéma est capable de capturer un moment spécifique dans le temps. C’est une idée magnifique et triste. Ma mère nous a quittés en 1995 et ces images se retrouvent si loin dans le passé. Quand vous faites de la fiction, vous recréez une réalité alors que le film d’archives est une immersion profonde dans le temps. Ce film est un système complexe de temps, de cinéma et d’amour. C’est un processus intense qui m’a conduit à réfléchir à faire un deuxième film, pas sur les cinémas, mais sur les années 1990 dans le Pacifique.

Vous dîtes que les églises ont remplacé les cinémas, comme lieux de rassemblement…

Oui, dans de nombreux endroits dans le monde. Ce sont des espaces réutilisés. Au Brésil, les églises évangéliques ont remplacé les cinémas mais elles ont aussi acheté des postes de télévision. Il y a cette idée de capturer l’imagination, ou en tout cas le système de l’imagination. C’est effrayant. À l’inverse, le cinéma Utopia à Bordeaux, que j’adore, est une ancienne église et le São Luiz, que l’on voit dans le film, aussi. La cinéphilie a toujours été associée à une sorte de prière et je trouve ça fascinant, l’idée d’aller aujourd’hui au São Luiz dans une église. C’est comme une expérience du XXe siècle encore intacte en 2023.

Portraits fantômes de Kleber Mendonça Filho, Urban / Dean Medias (1 h 33), sortie le 1er novembre.