Kelly Reichardt : « On est passé d’un monde de canoës à un monde de porte-conteneurs »

Sans cesse repoussée à cause de la pandémie, la sortie sur grand écran du nouveau film de la prodigieuse réalisatrice de « Wendy et Lucy » et de « Certaines femmes » arrive enfin. Situé dans une luxuriante forêt de l’Oregon, en 1820, »First Cow » suit deux amis, le cuisinier Cookie et l’aventurier King-Lu, qui volent du lait à la source pour confectionner et vendre des beignets aux trappeurs bourrus du coin. Par Skype depuis New York, où elle réside, l’apaisée Kelly Reichardt a éclairé les fondements de ce vibrant poème élégiaque qui redessine la conquête de l’Ouest et la masculinité.


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First Cow résonne avec votre film La Dernière Piste (2011), qui se passait aussi pendant la conquête de l’Ouest. Comment abordez-vous les enjeux de la reconstitution historique ?

Ah ! Il y a tellement d’enjeux… En tournant La Dernière piste [qui suit une caravane de colons peinant à traverser une chaîne de montagnes dans l’Oregon, en 1845, ndlr], je me sentais vraiment dans les tranchées de l’Ouest, avec ce convoi de chariots dans ces zones désertiques. J’avais surtout l’impression qu’à chaque fois que je plaçais la caméra je devais réfléchir à la manière dont ça s’inscrivait dans les codes de l’imagerie de l’époque. Avec First Cow, c’était différent, puisque le récit se déroule en 1820, donc avant l’invention de la photographie [à la fin des années 1830, ndlr]. Et puis le film se déroule dans la forêt, il n’y avait pas vraiment de langage préétabli associé à cet imaginaire. Je me suis sentie de plus en plus libre au fur et à mesure du tournage, je n’avais pas cette sensation que chaque plan était un commentaire sur l’ensemble de ce qui s’était fait auparavant sur le sujet.

Vous filmez justement extrêmement bien la nature sauvage dans laquelle évoluent les héros de First Cow. Quels genres de références visuelles vous ont aidée ?

Il y a ce peintre américain qui a été comme un guide, un « peintre de cow-boys » qui s’appelle Frederic Remington. On a suivi sa palette de couleurs pendant tout le tournage. Il y avait aussi les tableaux et les dessins de Winslow Homer. J’ai également repensé à la trilogie d’Apu [trois films du cinéaste indien Satyajit Ray réalisés entre 1955 et 1959, qui déroulent la vie de l’enfance à l’âge adulte d’un habitant pauvre du Bengal rural, ndlr], que j’avais étudiée aux Beaux-Arts de Boston, qui s’est inscrite dans le même genre d’économie de production que la nôtre, et qui représentait des personnages pris dans les mêmes problématiques économiques, avec une caméra proche du sol. C’était comme une pierre angulaire pour moi. Comme je l’ai dit, le film se passe avant l’invention de la photo, et il n’y avait pas vraiment d’artistes dans les groupes de pionniers pour les représenter, c’était surtout des trappeurs. Du coup, ça a laissé de la place pour faire nos propres recherches et se représenter les réalités de l’époque.

Cookie (John Magaro) et King-Lu (Orion Lee) forment un duo très attachant. Ils ne rentrent pas dans les codes de masculinité hégémonique mais cherchent à améliorer leur vie en toute discrétion, sans écraser les autres et sans rechigner aux tâches réputées féminines, comme le ménage ou la cuisine. Qu’est-ce qui vous intéressait dans le fait de montrer d’autres possibilités, d’autres modèles de masculinité ?

Je ne pensais pas du tout donner des modèles ! Le scénario est inspiré du roman The Half-Life de Jonathan Raymond [publié en 2004 aux États-Unis, non traduit en français, ndlr], dont le récit couvre une bien plus grande période que dans le film, des dizaines d’années. Il y est question d’un voyage en Chine, mais il n’y a pas d’histoire de vache. Pour le film, on a davantage tourné le récit vers un versant économique, avec pour point de départ la particularité de la migration à cette époque, le fait que les gens voyageaient moins depuis l’est du pays mais plutôt depuis d’autres régions du monde par bateaux et voies marines. En explorant aussi comment les premières graines du capitalisme ont affecté l’environnement et les populations autochtones, et l’hubris qui découlait de tout ça. Comment quelqu’un comme Cookie, qui est plutôt un artisan, pouvait survivre dans cette ambiance, cet environnement masculin. Et avec King-Lu, comment ces deux hommes aux aspirations différentes pouvaient s’aider mutuellement pour survivre.

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Dans l’introduction, on voit une femme et son chien se balader le long d’une rivière, de nos jours, et découvrir deux squelettes côte à côte, avant de plonger dans un long flash-back racontant l’histoire de Cookie et King-Lu en 1820. Pourquoi avoir ainsi souligné les échos entre les époques ?

Le livre de Jon Raymond fait des allers-­retours entre l’époque contemporaine et les années 1820, et tout repose sur la découverte de ces ossements. J’ai voulu garder l’époque contemporaine dans l’introduction du film parce que je voulais montrer la rivière Columbia, ce lieu en particulier tel qu’il est aujourd’hui, puis revenir dessus tel qu’il était avant. J’ouvre sur ce plan de porte-conteneurs qui entre dans le cadre de nos jours, mais au XIXe siècle c’était déjà une sorte d’autoroute du commerce, les populations locales y transportaient des glands, des perles ou du saumon sur des canoës. Je voulais introduire cet espace, cette route maritime, en posant la question « qu’est-ce qui est arrivé ? ». On est passé d’un monde de canoës à un monde de porte-conteneurs.

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Votre caméra s’attarde souvent sur Cookie cueillant des champignons et glanant des herbes en forêt. C’est antispectaculaire mais absolument captivant.

Il est effectivement présenté comme un glaneur. C’est un homme très pragmatique, qui a les pieds sur terre. Il aime être au niveau du sol, comme quand il trait clandestinement la vache. Alors que King-Lu est quelqu’un qui a beaucoup d’ambition. C’est donc lui qui grimpe à l’arbre comme un hibou [pour surveiller que personne ne vient quand Cookie vole du lait, ndlr], qui prend du recul, voit plus grand. Économiquement, Cookie a une vision à court terme, il regarde ce qu’il a devant lui, comme quand il glane.

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Le récit entier repose sur la présence d’une unique vache laitière dans le camp de colons, achetée par Chief Factor (le notable du coin, joué par Toby Jones) pour frimer auprès de ses semblables et asseoir son autorité. Qu’est-ce que cette vache permet de symboliser ?

Pour nous, la vache représentait surtout une parfaite manière de concentrer l’histoire plus vaste que Jon Raymond raconte dans le roman. C’était le vecteur idéal : voler le lait d’une vache qui a été amenée du « vieux continent » pour atterrir dans cette espèce de marché que représente le camp de colons, alors qu’un vol de terres à beaucoup plus grande échelle est en train d’avoir lieu. Il y a tellement de manières de voir ça… On peut aussi y voir le lait maternel et son aspect nourrissant. 

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First Cow est une histoire d’hommes, les femmes sont peu présentes. Comment avez-vous pensé la place des femmes dans ce récit ?

À l’époque, il n’y avait pas vraiment de femmes blanches dans cette région, exceptée peut-être quelques traductrices. Les hommes épousaient les femmes du coin. Chief Factor, malgré ses politesses, a déjà des conceptions insidieusement très racistes. Avant même qu’il soit question de commerce, il y a déjà un ordre de pouvoir, « qui a le droit de s’asseoir où ? », et la race entre en jeu là-dedans. Lily Gladstone [qui incarnait la palefrenière amoureuse du personnage joué par Kristen Stewart dans Certaines femmes, ndlr] joue l’épouse du docteur de Chief Factor. Elle est capable de communiquer autant avec son mari, « l’homme important » représentant les Premières Nations, qu’avec le colon anglais.

Le personnage de Lily Gladstone converse également avec une jeune mariée – l’âge joue aussi un rôle dans le jeu de pouvoir –, il y a un servant originaire des îles, King-Lu qui est chinois, Cookie qui est cuisinier. Tout une structure de pouvoir représentée dans une seule pièce. C’était une scène très intéressante à construire. Avec en toile de fond les idées reçues de chacun. On pourrait faire un paquet de films sur ce qui se joue ici entre les personnages. Le langage que parlent ici les Premières Nations est un jargon chinook [un créole qui a beaucoup servi au moment du commerce de la fourrure dans cette région, ndlr], que Lily Gladstone maîtrise de manière impressionnante.

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Lors de notre entretien pour la sortie de Certaines femmes, en 2017, vous nous aviez confié être un peu lasse de monter vos films seule, vous envisagiez de déléguer cette tâche car le processus de fabrication de vos films est déjà très intense. Où en êtes-vous, actuellement ?

J’avais dit ça ? C’est drôle, ce qu’on peut répondre en fonction des humeurs et des jours… C’est vrai que tous mes films sont incroyablement durs à faire, mais je pense que First Cow a été le plus supportable, notamment au niveau des conditions météo pendant le tournage. En fait, j’adore monter mes films. Depuis la fin du montage de Certaines femmes, j’ai un très bon assistant, mais on a une seule salle donc je le mets régulièrement dehors pour travailler. Il doit revenir bosser à des heures bizarres pour respecter ma tranquillité. À la sortie de Certaines femmes, je me suis sentie un peu trop exposée, un peu mise à nu, en un sens. Donc j’étais ravie de pouvoir me carapater dans une salle obscure le mois suivant pour monter First Cow. Et puis bon, avec le Covid, on est déjà pas mal contraints à la solitude. Autant faire du montage.

La plupart de vos films se situent dans l’Oregon, comme aussi celui que vous préparez actuellement sur une artiste peintre (Showing Up, avec Michelle Williams, dont ce sera la quatrième collaboration avec Kelly Reichardt). C’est aussi là que réside votre meilleur ami, Todd Haynes. Avec tout ce qui vous rapproche, vous avez déjà songé à réaliser un film ensemble ?

On est très intéressés par nos projets mutuels – j’ai justement reçu des notes de Todd hier à propos du premier montage de mon nouveau film. Mais il n’a pas besoin de moi. Il a ses propres trucs à faire, et c’est marrant d’y être un peu impliquée, d’assister à ses recherches, à son processus créatif. J’adore lire ses scénarios et qu’on s’échange des notes. À ce point de nos vies, après trente ans d’amitié, en s’investissant de cette manière dans le travail l’un de l’autre, on a trouvé notre forme de langage et c’est super, mais je ne crois pas pour autant qu’on ait besoin de « faire un film ensemble », à proprement parler.

First Cow de Kelly Reichardt, Condor (2 h 02), sortie le 20 octobre

Découvrez First Cow en présence de la réalisatrice Kelly Reichardt, mercredi 20 octobre à 11h et 13h30 au mk2 Beaubourg.
Un débat sera organisé à l’issue de la séance de 11h avec la réalisatrice, puis elle présentera la séance de 13h30.

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