Kelly Reichardt, le guide de la routarde

Depuis près de vingt-cinq ans, Kelly Reichardt façonne de superbes films fauchés dans l’Amérique rurale. Dans le gracieux « Old Joy » (2007), les sauvages « Wendy et Lucy » (2009) et « La Dernière Piste » (2011), ou le calme mais intranquille « Certaines femmes », l’artisane américaine sonde subtilement des figures en marge qui composent avec la solitude de leur condition. Comme elle. Rencontre, par Skype, avec une affable baroudeuse.


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Il paraît que vous faites souvent la route d’une côte à l’autre des États-Unis…

Quand j’étais petite, mes parents me conduisaient souvent de Miami au Montana pour aller camper. Au lycée, je faisais ce qu’on appelait le drive away : je conduisais la voiture d’une personne riche qui n’aimait pas faire la route à l’endroit de son choix. Je parcourais le pays comme ça l’été. Quand j’avais ma chienne, Lucy, je voyageais en voiture pour lui éviter de prendre l’avion. Je traversais le pays en empruntant les autoroutes à deux voies pour aller en tournage à Los Angeles ou dans l’Oregon depuis New York, où je vis. J’ai fait ça pendant quatorze ans, jusqu’à l’année dernière. Je fais aussi beaucoup de repérages.

Pour Wendy et Lucy, j’ai visité trente-neuf États, notamment pour trouver le parking qui tient une grande place dans le film. Au fil du temps, j’ai vu s’étendre les horribles centres commerciaux au-delà Williams des abords de l’autoroute. Maintenant, il faut beaucoup s’en éloigner pour trouver la nature. Et puis, je me suis sûrement un peu lassée. Mais quand on entre dans l’ouest du pays, peu importe combien de fois on l’a fait, on a toujours le souffle coupé en découvrant les plaines, c’est très apaisant, surtout quand on vient de New York. Entre l’Est et l’Ouest, à peu près dans le Kansas, j’ai le sentiment qu’il y a un sens, une nécessité à mon voyage. Je ne sais jamais trop où j’habite, mais, dans ce genre de moments, j’ai cette révélation : « Mais oui, en transit. C’est là que je dois vivre. »

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Et actuellement, vous êtes à New York ?
Non, dans l’Oregon. Je garde la maison de Todd : une véritable aubaine.

Après avoir bouclé votre premier long métrage, River of Grass (inédit en France), il vous a fallu pas moins de douze ans pour tourner Old Joy. Pourquoi ?
Quand j’ai réalisé ce film, en 1993, la porte n’était absolument pas ouverte pour les réalisatrices. Sans en faire des tonnes, je pense que ça a joué. Il y avait aussi mon ignorance du système: je n’avais pas d’équipe, ni d’argent personnel, j’étais très naïve et je ne savais pas comment m’adresser aux producteurs. J’ai compris que je ne rentrais pas dans les codes de l’industrie du cinéma. J’ai mis dix ans pour apprendre à faire autrement. J’ai recommencé à zéro, en faisant un court métrage en Super 8, puis j’ai économisé pour faire Old Joy, un tournage de deux semaines avec une équipe de six personnes. Le film a miraculeusement atterri à Sundance, et ça m’a aidée à faire Wendy et Lucy.

C’est plus facile aujourd’hui, pour vous, de faire vos films ?
Avoir constitué une équipe, avec mes producteurs, Neil Kopp et Anish Savjani, avec qui j’ai fait quatre films, Christopher Blauvelt, mon chef opérateur depuisLa Dernière Piste, et Jonathan Raymond, dont j’ai adapté quatre fois les histoires, m’a beaucoup aidée. PourCertaines femmes, Sony nous a soutenus financièrement, mais c’était quand même un budget très serré. Je suis habituée à faire un « petit cinéma », pour un public réduit, j’ai fini par l’accepter. Mais j’ai l’impression que ça va changer, que mon prochain film pourrait avoir un plus gros budget. C’est un compromis délicat: j’ai envie de continuer à faire mes films dans un cadre intime, mais, physiquement, ça devient difficile, ça demande trop à mon équipe de faire ce genre de films avec ces budgets dans des endroits si reculés, dans la neige…

Vous ne pensez pas que ces difficultés ont pu vous mettre dans un état propice à la création ?

C’est ce que je répète sans cesse, à moi-même et à mon équipe. Mais, rétrospectivement, je trouve qu’on a eu de la chance que personne ne soit mort sur le tournage deLa Dernière Piste… On peut tellement s’endurcir pour un  projet quand on a 20 ans, 30 ans ou même 40 ans, on est prêt à tout. Mais arrive un moment où l’on se dit à l’avance : « Oh, mon Dieu… » Je ne pense pas queLa Dernière Pisteaurait pâti d’un filet de sécurité. Déjà, pour mettre moins en danger les gens et les animaux.

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C’était pour éviter ce genre de conditions extrêmes que Certaines femmes est plus statique, moins conçu comme un road movie que vos premiers films ?

Les conditions étaient très extrêmes sur ce tournage! Il ne neigeait pas, mais on avait des températures de – 6 °C ou – 7 °C, et on tournait presque tout le temps en extérieur. Tourner en hiver avec peu d’argent, c’est dur. Et puis, pour la dernière partie, dans le ranch, il y avait plein d’animaux sur le plateau. Quant aux scènes de voiture, on en voit déjà pas mal dans le film, mais on en a tourné beaucoup plus. L’hiver, et les scènes de route : je me dis toujours que je n’écrirais plus jamais ça, mais, au final…

Presque tous vos films précédents se déroulent en Oregon. Pourquoi avoir choisi le Montana cette fois ?

J’ai tourné River of Grass en Floride, puis j’ai commencé à adapter les histoires de Jonathan Raymond, qui se déroulent dans l’Oregon, où il habite. J’aime le travail de Jon, car il met en valeur les espaces. Ses personnages ont un rapport fort à leur lieu de vie, ils font souvent des activités très physiques – ça m’intéresse beaucoup de filmer des corvées. Mais comme il était plongé dans l’écriture de son nouveau roman, j’ai n’ai pas pu collaborer avec lui cette fois. Certaines femmes est adapté d’un recueil de nouvelles de Maile Meloy, qui se déroulent dans le Montana. Elle a préféré ne pas s’impliquer dans l’adaptation, donc l’écriture de Certaines femmes a été beaucoup plus solitaire que pour les films adaptés avec Jon.

Vous avez apprécié cette solitude à l’écriture ?

(Elle réfléchit longuement.) J’ai trouvé ça plus dur. Je ne pouvais pas aller prendre un café avec l’écrivain pour me débloquer quand j’étais coincée. C’est plutôt marrant d’écrire avec quelqu’un. Dans mon métier, il y a tellement de moments où on se sent seul… Sur un plateau, on est entouré de gens, mais ça reste un travail solitaire, on ne se sent pas vraiment dans le groupe. Et ensuite je rentre chez moi et je monte seule pendant des lustres. Pour être honnête, ça m’a manqué de ne pas avoir quelqu’un avec qui travailler à l’écriture. Ce n’était pas aussi sympa, mais disons que ça a été.

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Vos films sont animés par un vif féminisme, mais qui s’exprime dans des détails : des gestes, des jeux de regard, des phrases discrètes. Vous pensez qu’on les perçoit si l’on n’est pas déjà sensible à ce genre d’idées ?

Ce n’est pas le but. La Dernière Piste est un cas différent, parce qu’il s’agissait de revisiter un genre établi du point de vue des femmes, à qui on ne donne habituellement pas la parole dans ce genre très masculin. Mais Old Joy, par exemple, s’intéressait à deux mecs et à la nouvelle masculinité. Cependant, à l’évidence, j’ai un filtre féministe, ça doit imprégner ma manière de filmer. Après, il y a un million de films fait du point de vue des hommes, ce que personne ne remet en question, comme si c’était le point de vue général. Je déteste me dire que le mien est particulier. C’est pour ça que je ne participe jamais aux événements du type women in films. Les cinéastes « femmes », « noirs », « gays »… Mais qui sont donc les cinéastes « tout court » ? Il n’y a pas de messages dans mes films, je partage seulement des histoires.

Vos plans sont toujours incroyablement composés, c’est d’autant plus frappant avec les paysages. D’où vous vient ce sens du cadre ?

J’adorais la photographie quand j’étais gosse. Faire un cadre est sûrement ce que je préfère dans mon métier. J’aime réfléchir à la manière dont je vais pouvoir les assembler ensuite. C’est si gratifiant quand ça fonctionne comme prévu dans la salle de montage! J’adore le format carré, je trouve qu’il convient mieux aux personnes. Et aux paysages, d’ailleurs. Mais, bizarrement, tout le monde est rivé sur le rectangulaire. Pareil, les caméras sont très mouvantes maintenant, ça me semble impossible de penser son cadre dans de telles conditions. C’est fou que les  gens aiment autant ça, le mouvement plutôt que la composition…

Est-ce que vous vous inspirez de la peinture ?

Oui, beaucoup. Ma référence majeure, pour Night Moves, était Charles Burchfield. Pour Certaines femmes, j’ai beaucoup regardé les toiles d’Alice Neel, et les choix de couleurs sont inspirés de celles de Milton Avery. En ce moment, je m’intéresse aux peintres de l’école de l’Hudson. Parfois, à l’écriture, ça aide beaucoup de partir d’images. Et ce qui est génial, quand on prépare un film, c’est que c’est une excuse en or pour aller au MET sans arrêt et commencer à réfléchir à l’aspect, aux couleurs, aux textures du film. On découvre toutes sortes d’artistes qu’on n’aurait jamais connus autrement.

Pourquoi montez-vous vos films vous-même ?

Au début, parce que j’étais la seule monteuse que je pouvais me payer. Ça m’a aussi appris comment placer ma caméra. Et puis, comme sur un plateau je ne manipule pas moi-même le matériel, j’ai besoin de monter pour mettre physiquement la main à la pâte. Mais parfois, au montage, j’aimerais une personne extérieure pour avoir un regard neuf. À la fin de celui de Certaines femmes, j’ai eu un assistant qui avait un très bon œil. J’ai trop travaillé seule… La prochaine fois, ça pourrait être bien de laisser le montage à quelqu’un d’autre. J’ai besoin de lâcher prise.

Image Wendy et Lucy (c) Epicentre Films