Kaouther Ben Hania : « Mon film montre un amour passionnel et une violence démente »

Avec « Les Filles d’Olfa » , la cinéaste livre un documentaire hybride, aussi puissant qu’étonnant. L’apogée d’un travail que la réalisatrice tunisienne centre autour de la recherche formelle, sans jamais perdre de vue un propos politique.


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L’histoire d’Olfa Hamrouni a fait le tour des médias tunisiens en 2016. Comment vous est venue l’idée de la porter à l’écran ?

J’ai tout de suite eu envie d’en faire un film. Je ne savais pas lequel, mais le personnage d’Olfa était fascinant, et je trouvais la thématique mère-fille intéressante. À ce moment-là, elle était presque lynchée, on la traitait de monstre, ses filles de démons. Il y avait chez elle une lassitude de ne pas être crue. Il a donc fallu lui expliquer ma démarche, lui dire que je voulais simplement faire connaissance, que je n’allais pas filmer avant de « trouver » le film. Cela a créé un début de relation de confiance. Avec Olfa et ses filles, on est devenues presque intimes.

Quand avez-vous enfin « trouvé le film » ?

Cela a pris cinq ans, entre 2016 et 2021. J’avais commencé à tourner un documentaire classique en 2017, mais je n’aimais pas ce que j’avais filmé, ce n’était pas à la hauteur de cette histoire. J’ai failli abandonner. J’ai tourné L’Homme qui a vendu sa peau [2021, ndlr], et j’ai repris ce projet pendant la pandémie. C’est mon producteur, Nadim Cheikhrouha, qui m’a parlé de reconstitution.

Dans le film, vous avez utilisé plusieurs procédés. Celui de la reconstitution effectivement, mais aussi des images du tournage de cette reconstitution même, et des parties purement documentaires…

En réalité, je déteste les reconstitutions, je trouve ça cliché. Mais j’aime beaucoup détourner les clichés. J’ai décidé de montrer le passé, qui n’existe plus et que je ne peux pas filmer, en amenant des comédiens. En revanche, ils n’allaient pas uniquement faire des reconstitutions. Je sais que les acteurs posent énormément de questions sur leurs personnages, ils aiment comprendre ce qu’ils vont jouer. J’ai voulu les sortir de leur zone de confort. Cette fois, ils ne vont pas comprendre en lisant un scénario ou la description théorique d’un personnage fictif, mais en se confrontant directement à la vie, à sa complexité, à une vraie personne. Avec tous ces éléments, j’avais trouvé ma forme. Et tout a décollé. Dans la foulée, on a trouvé les financements.

On pense parfois à Bertolt Brecht en regardant Les Filles d’Olfa. Pour lui, il fallait absolument rompre avec l’illusion, briser le quatrième mur pour susciter la réflexion du spectateur plus que l’identification. C’était aussi votre idée ?

Absolument. D’ailleurs, en parlant de briser le quatrième mur, j’ai tout fait pour avoir des regards caméra dans le film. Quand Olfa se confie, on voit qu’elle regarde l’objectif. Pour l’obtenir, on avait installé un téléprompteur qui diffusait mon image au niveau de l’objectif. Comme ça, elle pouvait avoir l’impression de me répondre directement alors qu’elle regardait en fait la caméra. Le quatrième mur, je voulais vraiment le fracasser.

La Belle et la Meute (2017) a été tourné avec beaucoup de plans-séquences. Dans L’Homme qui a vendu sa peau, il y avait une volonté de représenter des corps comme des œuvres d’art. L’expérimentation formelle est-elle un moteur de votre travail ?

Je me pose toujours la question de savoir si je peux filmer autrement qu’avec un champ-contrechamp. La différence entre la fiction et le documentaire, c’est que la fiction coûte beaucoup plus cher. Je ne peux pas me payer le luxe d’expérimenter en plateau, il faut que j’aie effectué cette recherche formelle en amont. Pour un documentaire, je peux me permettre de chercher en filmant, de tout changer le jour du tournage. Et ce que j’apprends dans le documentaire, je l’utilise dans la fiction.

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La Belle et la meute

Quels documentaires vous ont inspirée ?

Close-Up d’Abbas Kiarostami a été décisif [sorti en 1991, le film, entre fiction et documentaire, met en scène l’histoire vraie d’un cinéphile se faisant passer pour le cinéaste Mohsen Makhmalbaf, puis relate son procès, ndlr]. Mais j’ai commencé moi-même avec des documentaires. Mon premier film de fiction, Le Challat de Tunis [2015, ndlr], était même un faux documentaire. C’est l’accumulation de toutes ces expériences qui m’a permis de faire Les Filles d’Olfa. Ça m’a donné une espèce de maturité pour me lancer dans un dispositif complexe, que je devais ensuite rendre fluide, presque organique.

Dans la mesure où vous laissiez les comédiens et la famille d’Olfa interagir ensemble, y a-t-il eu des moments où votre documentaire vous a échappé ?

C’est arrivé plusieurs fois, alors que j’ai tendance à être control freak sur mes films. D’ailleurs, je fais du documentaire précisément pour m’obliger à arrêter de tout contrôler, pour me laisser surprendre et enrichir par le réel. Sur Les Filles d’Olfa, c’était jouissif, car je ne savais pas du tout à quoi m’attendre. Je devenais la première spectatrice de mon propre film. Lors du tournage d’une séquence, un comédien m’a demandé d’arrêter de filmer. C’était la confusion totale.

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Cette scène intervient alors que le comédien, Majd Mastoura, est censé incarner le nouveau compagnon d’Olfa, donc le beau-père de ses filles. Lors de cette scène, celles-ci révèlent qu’il les a violentées sexuellement. Est-ce qu’il y a eu des moments difficiles sur le plateau ?

Oui. Beaucoup ne sont d’ailleurs pas dans le film. En général, c’étaient les acteurs qui avaient peur, bien plus que les vraies personnes, ce qui est curieux. Ils sont habitués à un système bien rodé : recevoir un scénario, apprendre des dialogues, faire des répétitions… Les codes sont très installés. Là, ils ont dû se jeter dans le vide. Hend Sabri, qui joue le rôle d’Olfa jeune, est une grande star dans les pays arabes. Elle n’a pas l’habitude de se montrer vulnérable, en train de faire son métier.

On la voit d’ailleurs réagir vivement lorsque Olfa admet avoir employé la violence avec ses filles. Cette mère est à la fois très aimante et très violente. Est-ce que la question de la réaction du public face à Olfa s’est posée à vous ?

Elle avait déjà été exposée aux réactions hostiles et tranchées en 2016, quand elle est passée dans les médias. D’ailleurs, elle ne voulait pas voir le montage final. Elle m’a dit : « Je sais que je suis horrible. Ce n’est pas la peine de me le montrer, je le sais. » Je l’ai encouragée à le regarder quand même, car mon ambition, c’était de montrer sa complexité. Et finalement elle a été très contente. Parce que je montre un amour passionnel et une violence démente, mais dont on explique l’origine.

La question des violences patriarcales traverse bon nombre de vos films. Qu’est-ce que Les Filles d’Olfa vous a permis de montrer de nouveau ?

Dans celui-ci, il s’agit d’une violence intrafamiliale transmise. Olfa a tellement intégré le patriarcat qu’elle reproduit tout ce qu’il y a de plus toxique sur ses filles en croyant les protéger. Le patriarcat n’est pas une histoire d’hommes. Beaucoup de femmes l’intègrent, comme Olfa, dans un mode de survie. Parce qu’elles pensent que c’est la seule manière de s’en sortir. C’est comme ça que cela devient très sournois. Ce n’est pas non plus une histoire tunisienne. La Tunisie est un contexte, riche, et que je connais bien, mais c’est universel.

Au visionnage, on a l’impression qu’Olfa et ses filles ont engagé des discussions très intimes sur le plateau. Le film a-t-il joué le rôle de catharsis ?

Je pense qu’être sur un tournage a permis aux filles de s’ouvrir. C’était une prise de parole salvatrice pour elles. Ce que je trouve magnifique, c’est qu’elles résistent à leur héritage violent, à la vision patriarcale du monde. Elles ont grandi dans cette sphère violente, mais elles la rejettent. Pas de manière intellectuelle avec un discours féministe, mais de façon quasiment organique. C’est aussi ce qui m’a motivée à faire le film : leur résistance, leur fraîcheur, leur manière si spontanée de parler.

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Avec Les Filles d’Olfa, vous parlez aussi de la montée de l’islamisme. Le cinéma est-il toujours politique ?

Oui, je pense, même si on prétend le contraire. Moi, c’est assumé. Le pouvoir, les rapports de domination, sont une matière très intéressante et une perspective par laquelle je vois le monde. Ce n’est pas de l’idéologie, mais je pense que tout est politique.

Les Filles d’Olfa a été le premier film tunisien à être présenté en Compétition officielle à Cannes depuis plus de cinquante ans. Comment se porte le cinéma en Tunisie ?

Après le « printemps arabe », l’effacement de la censure et ce souffle de liberté nous ont permis de raconter pas mal d’histoires malgré le manque de moyens. Il n’y a pas d’argent pour le cinéma en Tunisie, donc c’est dur, mais cela a permis l’émergence d’une cinématographie hyper intéressante.

C’est aussi l’émergence d’une nouvelle génération, avec par exemple Erige Sehiri ou Youssef Chebbi qui ont chacun présenté un film à la Quinzaine des cinéastes en 2022 (respectivement Sous les figues et Ashkal)…

Notre point commun, c’est que nous sommes mus par une volonté très cinéphile. On ne veut pas parler pour parler, mais importer une nouvelle perspective, un nouveau regard. Nous ne sommes pas nombreux, donc on se donne des conseils. Quand je commence un projet, j’appelle les autres pour parler aussi bien de techniciens que d’acteurs. Il y a une forme de solidarité entre nous, et j’espère qu’à l’avenir nous serons plus nombreux à faire plus de films. C’est d’ailleurs valable pour toutes les voix sous-représentées du cinéma, pas seulement les tunisiennes, qui méritent d’être sous les feux des projecteurs.

Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania, Jour2fête (1 h 50), sortie le 5 juillet

Portrait : © Julien Liénard pour TROISCOULEURS