Just Philippot

Insectophobes, passez votre chemin. Né en 1982, le réalisateur tourangeau Just Philippot apporte du sang frais au cinéma français avec La Nuée, premier long métrage ambitieux dans lequel un nuage de sauterelles tueuses pèse sur une éleveuse en plein burn-out et sa famille. Quelque part entre l’horreur graphique et visqueuse de David Cronenberg et le monde paysan de Raymond Depardon, le cinéaste crée l’effroi avec ce film en forme de métaphore crissante de la détresse vécue par les agriculteurs, entre cadences infernales et précarité. Rencontre.


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Fait rare dans le cinéma français, où les cinéastes sont généralement aussi les scénaristes de leur premier long, tu n’as pas écrit le film. Comment ça s’est passé ?

J’avais participé à la toute première résidence SoFilm de genre [créées par le magazine du même nom, ndlr], ce qui avait donné lieu à mon court métrage Acide en 2018. Quand le producteur d’Acide a lu le scénario de Jérôme Genevray et Franck Victor écrit aussi dans ce cadre, il m’a dit : « Ça peut t’intéresser, toi qui es spécialiste des nuages [son court métrage imaginait une famille fuyant un nuage aux pluies acides, ndlr]. » Tout est parti de là.

Donc on t’a quasiment servi ton premier long métrage sur un plateau ?

Quand tu connais un peu la réalité de ce métier, c’est clairement une proposition que tu ne peux pas refuser… J’ai pensé à la suite de ma carrière, j’allais peut-être me griller si ce scénario n’était pas mon propos. Je respecte le travail des auteurs, je ne voulais surtout pas prendre une place qui n’était pas la mienne. Et puis les financements sont tombés très vite, alors qu’on était justement dans une phase de réécriture à trois.

À partir de là, je me suis enfermé et j’ai retouché en très peu de temps l’intégralité du scénario, parce que je ne voulais pas regretter quoi que ce soit. Le script de départ était assez marqué par le cinéma de genre des années 1980-1990, il se concentrait sur la mutation des sauterelles, et le personnage de Virginie développait des pouvoirs quasi surnaturels. J’avais envie de tirer le film davantage vers le portrait d’une femme qui gère un élevage d’insectes comestibles et lutte pour ses enfants. Je voulais vraiment faire un film sur le travail – et en plus on était limités à 5 000 insectes sur le tournage.

Tu as fait des études de cinéma à Paris-VIII. Quels cinéastes, quelles problématiques t’y ont marqué ?

J’ai connu une fac très bordélique, on était sans un sou, donc on se démerdait avec des caméras pourries. Mais j’avais des profs géniaux. Un cours m’a particulièrement marqué, sur le cinéma et la tératologie, la science des monstres. La prof, Pascale Risterucci, parlait des monstres d’une manière nouvelle, émerveillée, comme d’un mystère heureux…

Dans ma vie, il y a une rencontre très importante, c’est celle de mon grand frère polyhandicapé sur lequel j’ai fait un documentaire en 2017, Gildas a quelque chose à nous dire [coréalisé avec son frère Tristan Philippot, dans lequel il suit son frère Gildas la dernière année de sa vie, ndlr]. Pour la sécurité sociale, il était handicapé à 99 % ; et je me suis toujours demandé ce qu’il restait dans les 1 %, aux yeux des autres… Tout à coup, cette femme me rendait une fierté dans mes interrogations et mes sensations autour des êtres hors normes. Elle m’a montré Freaks de Tod Browning, et ce film m’a apporté une sorte de puissance sur le fait d’aimer une part fantastique chez l’autre sans en avoir peur.

Ton court métrage Acide partage avec La Nuée le fait d’approcher en sous-texte des problématiques environnementales liées au réchauffement climatique. Pourquoi est-ce intéressant de traiter ça par l’horreur ?

À l’heure actuelle, je n’en sais rien. Pour Acide, je vivais plusieurs choses qui ont certainement influé sur mon traitement du scénario. Ma fille allait naître pas longtemps après, alors je m’interrogeais sur la famille. J’animais un atelier d’éducation à l’image pour des lycéens dans lequel on « suédait » La Mouche de David Cronenberg, donc je pensais aux régurgitations acides, à la destruction des corps aussi, ce qui a peut-être un lien avec le handicap très lourd de mon frère… En ce moment, je prépare une version d’Acide en long métrage, et mon coscénariste m’a dit que mes histoires ont toutes trait à des familles impactées par l’environnement extérieur, attaquées de toutes parts. Je regarde ce qui reste des relations, comment les gens continuent de s’aimer quand même.

Dans La Nuée, l’horreur est plutôt introspective. Plus que les sauterelles, c’est la dépression de Virginie qui peu à peu nous entraîne dans une spirale cauchemardesque. Quand elle se mutile pour nourrir les sauterelles de son sang, c’est un geste qu’on assimile à une scarification.

À la base, les scénaristes avaient imaginé la mort de son mari à la suite d’un cancer. Elle ne l’avait pas forcément aimé et à sa mort elle se lançait dans l’élevage de sauterelles. Je trouvais que c’était une manière de parler de l’amour un peu glauque… Il y avait aussi ce côté un peu à la Alien : Virginie procréait et donnait vie aux sauterelles. Moi, les sauterelles, elles ne m’intéressent pas des masses. Le monstre, c’est plus la société…

J’ai préféré parler du mal-être paysan avec cette femme qui, peu à peu, s’éteint, meurt à petit feu. Pour que le spectateur croie à ce glissement vers des zones de plus en plus noires, il fallait un trauma, une fragilité : c’est l’abandon de son mari par le suicide, comme s’il l’avait laissée seule. Elle se retrouve avec ses enfants et elle ne peut plus baisser les bras. Il y a plein de façons de répondre au deuil : elle, c’est de partir bille en tête sur ce projet d’élevage qu’elle pensait bon mais qui est peut-être inconsciemment une porte vers la mort.

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De quelle manière as-tu dirigé Suliane Brahim, qui joue Virginie ?

Déjà, c’est une comédienne de la Comédie-Française, donc tu sais à qui tu as affaire, c’est une bosseuse. Sur le tournage, je laisse beaucoup de liberté aux comédiens, mais je tiens à ce que le champ de leurs actions soit extrêmement balisé. Quand une scène doit être dure, tu imprimes une violence, sans hurler sur les gens, mais tu tends le plateau. Tu hausses la voix, tu donnes des directions plus fortes. Et il y a le décor qui imprègne le jeu de l’acteur. Entourée de serres, de bâches qui se dégradaient au fil des jours, dans ce froid, on a vu les relations de plateau s’endurcir et Suliane se noircir.

À quel point l’univers rural t’inspire graphiquement ? Tu rends les serres assez inquiétantes en les filmant de manière clinique…

Je me suis référé à des images glanées sur Internet de serres où l’on fait pousser des fraises bio en Bretagne. La nuit, elles sont éclairées par des lampes rouges et vertes, et quand il y a de la brume tu te demandes un peu dans quel siècle tu es. Cette pollution lumineuse qui excite les sauterelles la nuit et empêche la famille de Virginie de dormir, c’est un moyen de faire sentir le poids de l’environnement extérieur sur la psyché des personnages.

Comment t’es-tu documenté sur l’élevage de sauterelles ? Tu as rencontré des éleveurs ?

Non, pour la simple raison que ce que tu vois dans le film est un peu fantaisiste. Dans la vie, c’est très industrialisé, il n’y a aucun accident possible. On s’est aussi affranchis de toutes les règles autour de la croissance des sauterelles. C’est un peu comme dans les films sur la mafia ou la finance, il faut réussir à être sérieux à deux ou trois endroits pour que le spectateur accepte ensuite de dévier avec toi. Avec les films de Raymond Depardon sur le monde paysan, le documentaire Anaïs s’en va-t-en guerre (2014) de Marion Gervais a été une base de travail. C’est sur une femme de 24 ans qui lance un business d’herbes aromatiques et qui rencontre des mêmes problématiques que le personnage de Virginie.

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« Je voulais un son qui me tourne la tête, un peu comme dans les festivals où la musique est comme liée au vent »

Avec quels effets as-tu créé l’impression de grouillement, de viscosité qui se dégage du film ?

On a mis du gel gynécologique sur des portions de décor pour donner cette sensation de mue. Les peaux des sauterelles se décollent, elles ont de plus en plus chaud, il y a cette impression gluante qui crée de l’inconfort. On a fait un son un peu crunchy aussi. Normalement les sauterelles ne font pas ce bruit-là, c’est beaucoup plus léger.

Je voulais comme une sorte de musique qui pourrait envoûter Virginie et qui en même temps puisse taper sur les nerfs du spectateur. On a fait des essais où ça devenait presque un bruit de perceuse, de scie, c’était un enfer ! Je voulais un son qui me tourne la tête, un peu comme dans les festivals où la musique est comme liée au vent. Un son qui bouleverse ton rapport à l’espace. Ça a été dur de trouver cette densité.

Qu’est-ce qui t’intéresse dans le motif diffus, fluide, du nuage de sauterelles ?

C’est le rapport à la taille. On a parfois l’impression d’être tout-puissants avec nos réseaux sociaux, le fait qu’on puisse voyager depuis notre fauteuil en allant sur Internet. Mais face à un énorme nuage, tu fais moins le malin, tu perds cette sensation de contrôle sur ton environnement. Ça me met au centre de l’action autant en tant que spectateur qu’en tant que metteur en scène.

J’ai bossé avec un mec génial, Antoine Moulineau, qui a travaillé sur les effets spéciaux d’Avatar et de The Dark Knight. Le chevalier noir… Il a très bien compris que je voulais des effets très discrets, presque effacés. On a réfléchi à comment faire pour que la nuée ait un air de déjà-vu pour le spectateur et qu’en même temps ce soit un vrai méchant… Il fallait créer un insecte dangereux, avec l’angoisse du nombre qui t’arrive sur la gueule.

Tu prépares donc un long métrage qui reprendrait l’intrigue de ton court Acide. Penses-tu que tes prochains projets auront aussi trait au genre ?

En plus de ce long, je travaille sur un documentaire radiophonique pour France Culture à propos d’un autre nuage, de pollution cette fois, celui qui s’est formé au-dessus de la vallée de l’Arve, en Haute-Savoie… Avec La Nuée, j’ai pris un tel plaisir dans l’exécution que je me dis qu’en ce moment j’ai besoin d’installer des motifs de films fantastiques dans des cadres réalistes. C’est le plaisir d’emmener le spectateur dans des univers un peu hors normes. Mais j’espère ne jamais définir ce que je fais, mélanger les catégories, au carrefour des cinéphilies.

: La Nuée de Just Philippot, The Jokers / Capricci (1 h 41), sortie le 6 juin