Joanna Arnow : « Les corps sont des matériaux très riches cinématographiquement »

Avec son génial premier long « La Vie selon Ann », l’Américaine Joanna Arnow attire tous les regards. Dans cette chronique décomplexée, coproduite par le cinéaste Sean Baker et présentée à la Quinzaine des cinéastes l’année dernière, elle tire le portrait d’Ann, une trentenaire new-yorkaise qu’elle campe avec audace et qui, dans sa vie privée, explore des pratiques sexuelles tout sauf sages. Séquencé comme des vignettes de BD, ce film aussi minimaliste qu’osé montre la vitalité du cinéma indépendant outre-Atlantique. Entretien.


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On vous connaît peu en France. Comment présenteriez-vous votre travail ?

J’aime faire des films qui s’inspirent d’expériences personnelles, qui exploitent avec humour des détails très spécifiques [dans i hate myself :), documentaire sorti aux États-Unis en 2013, la cinéaste filme sa relation toxique avec un « poète-provocateur raciste » ; et dans son court Bad At Dancing, réalisé en 2015, elle imagine l’histoire d’une rivalité sexuelle entre deux colocataires, ndlr]. Dans La Vie selon Ann, mon héroïne se débat avec des questions sur la sexualité, les relations… Le prisme de la comédie montre l’absurdité de cette lutte. Mon objectif, c’est que les gens se sentent plus légers à propos de ces sujets-là.

Dans le film, vous semblez rapprocher la pratique du BDSM à la société capitaliste contemporaine, la perte de sens que l’on peut ressentir au boulot, avec nos amis… 

Je ne dirais pas que je compare les deux. Mais c’est vrai que j’étais intéressée par l’exploration des dynamiques de pouvoirs. Je voulais travailler sur le côté intriguant du BDSM, sans le juger, sans dire qu’un type de relation est meilleur qu’un autre. Je voulais explorer différents domaines, entre le travail, les amis, la famille, les relations…  Quand vous fermez les yeux et que vous vous remémorez tous les endroits où vous êtes allée pendant la journée, ça peut ressembler à un collage très particulier.

Le malaise ressenti par votre héroïne est redoublé par une mise en scène légèrement traînante, avec des plans fixes, des séquences qui s’étirent…

Oui, je voulais que les images du film reflètent l’inconfort de ce personnage dans son existence. C’est pour ça que ma caméra reste très statique, que j’évite les effets de mise en scène superficiels ou les compositions complètement symétriques. J’ai travaillé avec mon formidable chef opérateur, Barton Cortright, pour créer ces plans légèrement dissonants. C’était important pour moi de laisser la comédie se déployer dans ces longues prises, ces longues marches. Ça laisse le public libre de saisir toute l’absurdité de la situation.

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Votre film regorge de scènes aussi drôles que trash qui montrent Ann dans le plus simple appareil ou des déguisements BDSM – on pense à son costume de Fuck Pig. Vous êtes-vous interrogée là-dessus, alors que la nudité des femmes au cinéma fait l’objet de débats ?

Il y a de la nudité et des scènes de sexe parce que c’est nécessaire à mon histoire. Vous savez, je pense que les corps, la façon dont ils se déplacent dans l’espace, la façon dont nous nous connectons les uns aux autres à travers la sexualité, notre vulnérabilité, ce sont des matériaux très riches cinématographiquement. C’est intéressant que les gens viennent me voir pour me dire qu’ils trouvent ça réjouissant de voir un corps comme le mien à l’écran, c’est-à-dire un corps de trentenaire, « plus-size ». J’espère que ça permet d’une manière ou d’une autre d’élargir les représentations, qu’on créera plus d’espaces pour ces personnes, ces corps. 

Ann a des airs de Daria. Quelles sont vos références en matière de comédie ?

Ah, je n’avais pas pensé à Daria. J’adore Buster Keaton, la série Seinfeld [co-créee par Jerry Seinfeld et Larry David et diffusée entre 1989 et 1998 aux États-Unis, cette sitcom culte et autofictionnelle suit une bande d’amis new-yorkais évoluant dans le milieu du stand-up, ndlr].  Notamment le personnage de George Constanza [interprété par Jason Alexander, ce personnage maladroit, gaffeur, fait les choux gras de la série, ndlr]. Quand j’ai pitché le film, j’ai essayé de faire des comparaisons entre mon personnage et le sien, mais ça n’a pas trop marché…

La Vie selon Ann de Joanna Arnow, Pan (1 h 28), sortie le 8 mai

Image : © Pan Distribution