Jeanne Balibar : « L’art doit ouvrir à des mystères, des doutes, des océans de fragilités »

[INTERVIEW] Depuis trente ans, elle envoûte le cinéma d’auteur français de sa voix suave. En juin, Jeanne Balibar fait une apparition décadente dans Le Processus de paix d’Ilan Klipper, et signe un troisième album fougueux, D’ici là tout l’été. Loin de l’image intello qui lui colle à la peau, la plus musicienne des comédiennes nous a parlé de son goût sportif pour le jeu et le débat.


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Dans Le Processus de paix, vous jouez une femme libérée des normes conjugales qui va au bout de ses désirs. Vous lui ressemblez ?

Non. (Rires.) D’abord, ce personnage est une apparition. On observe son comportement, mais on n’a jamais accès à ses convictions profondes, ses positions. On ne sait pas grand-chose d’elle, si ce n’est qu’elle a une manière de parler très centrée sur la sexualité, au détriment, disons, des convenances. Ce n’est pas du tout mon cas. En plus, cette façon de s’exprimer est-elle réellement libérée, et libératrice ? Je n’en suis pas sûre. Ce personnage est dans une surconsommation sexuelle, voit l’érotisme comme une pratique, sinon de prédation, d’absorption extrêmement rapide des échanges. Il n’y a aucun jugement de valeur là-dedans, mais ce n’est pas ma façon de vivre les relations humaines. J’ai joué un personnage aux antipodes de ma personnalité, c’est ce qui était jubilatoire.

« Ça me déprime que l’on renvoie les gens à leurs parents », avez-vous déclaré à Libération en 2012. Pourtant, on ne peut pas s’empêcher de penser à votre père, Étienne Balibar, universitaire et spécialiste de Karl Marx, dans la construction de votre engagement.

J’ai été élevée dans une famille de gauche, avec des parents assez militants, placés du côté des droits des travailleurs, des migrants, des femmes. Leurs engagements ont construit ma vision. J’adhère à leur perception de ce qu’est la justice sociale et la vertu citoyenne : l’égalité devant l’accès aux choses communes, l’éducation, la nature, la santé. Je place ces valeurs-là au-dessus de tout, il n’y a rien de plus beau. Mais je ne suis pas militante comme mes parents – je n’appartiens à aucun parti ni groupe. Ce sont des convictions citoyennes.

Votre implication dans Act Up, auprès des sans-papiers, une tribune lancée à votre initiative qui fustigeait l’inaction culturelle du gouvernement après le Covid, en 2020… Vous vous vivez comme quelqu’un de révolté ?  

Dans mon parcours de citoyenne, d’être humain, oui. Pas d’actrice. Ce sont deux choses différentes. Je ne comprendrai jamais qu’il y ait des gens qui puissent désirer le malheur des autres. Vouloir faire payer aux gens, aux travailleurs ordinaires, les comptes publics, plutôt que de taxer les grandes fortunes et les entreprises, je ne comprends pas comment c’est humainement possible. Ne pas chercher à s’occuper de tous, ça me dépasse, je ne saisis pas la logique. Je proteste. Alors forcément, dans mon rapport au monde, vous trouverez de la colère et de l’inquiétude.

Votre trajectoire est pleine de bifurcations : de votre rêve de devenir danseuse à Normal Sup, de l’agrégation d’histoire au cours Florent…

En fait, c’est un puzzle, un kaléidoscope. Je m’aperçois que je fais comme un escargot : des parcours de travers. D’ailleurs je suis très lente à construire. Par exemple, depuis six mois, j’ai repris la danse à haute dose, après trente-cinq ans d’arrêt, pour le film d’Anne Fontaine Boléro, dans lequel je joue le personnage d’Ida Rubinstein, la danseuse étoile des ballets russes et la commanditaire du Boléro de Maurice Ravel. Je travaille aussi sur une chorégraphie avec une jeune danseuse de l’Opéra, pour le premier clip de mon nouvel album. Il y a aussi la musique. Même quand je ne chantais pas, tout le monde me disait que j’étais l’actrice la plus musicale de ma génération, dans ma manière de parler. J’ai pu penser à un moment que tout cela était éclaté. Sauf que l’ensemble fait sens. Malheureusement, les journées n’ont que vingt-quatre heures… Et, comme je disais à une amie l’autre jour, j’ai toujours voulu vivre dans une comédie musicale. Comme beaucoup de gens.

Trois questions à Jeanne Balibar pour « Merveilles à Montfermeil »

Laquelle ?

Je dirais Tous en scène de Vincente Minnelli.

Dans une interview à Paris Match, vous dites avoir coécrit le scénario de la comédie musicale Jeanne et le garçon formidable, dans laquelle vous deviez jouer. Vous n’apparaissez finalement pas au générique de ce film réalisé par Olivier Ducastel et Jacques Martineau. Que s’est-il passé ?

C’est un film que j’ai écrit très jeune, en 1997. Je n’avais pas rédigé les dialogues, mais j’avais inventé une grande partie de l’histoire originale, sa matière. Ça parlait d’une fille qui tombait amoureuse d’un garçon qui avait le sida. J’ignorais qu’il fallait que je dépose le scénario à mon nom, pour protéger la propriété de mon travail… Juste avant le tournage, je suis tombée enceinte. J’ignorais deux autres choses à cette époque. D’abord, qu’il faut mentir aux assurances lorsqu’elles vous demandent si vous êtes enceinte – car, si c’est le cas, elles refusent de vous assurer.

Ensuite, qu’une femme n’est pas tenue de déclarer sa grossesse à son employeur. J’étais devenue non assurable, et les gens qui faisaient le film ont refusé d’attendre la fin de ma grossesse. Olivier Ducastel et Jacques Martineau m’ont ensuite volé mon travail. J’ai mis très longtemps à comprendre ce qu’il s’était passé. C’est une histoire surprenante car elle raconte comment, en 1997, une jeune femme éduquée, venant d’un milieu militant, pouvait encore tout ignorer de ses droits de femme. On les apprend souvent à ses dépens, dans la violence. [Les réalisateurs Olivier Ducastel et Jacques Martineau nous ont fait parvenir un droit de réponse à lire ici, ndlr].

Votre jeu est très physique : au théâtre, vous restiez douze heures sur scène pour Le Soulier de satin mis en scène par Olivier Py (2003) et, dans Barbara de Mathieu Amalric (2017), vous adoptiez les gestes de la chanteuse avec quelque chose de terrien.

À ma grande surprise, j’ai un côté athlète. J’ai fait beaucoup de spectacles très longs, notamment pendant les dix ans où j’ai travaillé avec Frank Castorf [metteur en scène allemand, avec qui Jeanne Balibar a collaboré sur La Dame aux Camélias et Bajazet, ndlr]. C’était franchement physique. Je pense même avoir travaillé les plus petits muscles possibles, car j’ai fait deux spectacles en français et huit spectacles en allemand à cette époque – et les muscles de la bouche qui s’activent ne sont pas les mêmes pour parler allemand et pour parler français. Sinon, je déteste tous les sports – à part le ski, parce que ça glisse, ça vole, ça danse. Mais je m’aperçois bizarrement que j’ai un rapport sportif à mon métier. Sportif au sens du mouvement, car je déteste la notion de performance.

Vous pensez que la performance empêche la sincérité ?

L’art n’est pas fait pour en imposer. Et le concept de performance d’acteur contient cette idée. Au contraire, l’art doit ouvrir à des mystères, des doutes, des océans de fragilités. Ce qui ne signifie pas ne pas avoir de compétences. Car c’est une compétence de savoir ouvrir des océans de fragilité.

Vous avez tourné deux fois avec Jacques Rivette (Va savoirNe touchez pas à la hache), un réalisateur qui construisait ses récits autour de deux éléments qui semblent vous parler : des personnages féminins fantasques, et l’amour des mots. Quel souvenir gardez-vous de lui ?

Rivette a été une rencontre cruciale. Après avoir fait Va savoir en 2001 [Jeanne Balibar y interprète une comédienne de retour à Paris après avoir quitté son compagnon pour vivre en Italie, ndlr], je me souviens m’être dit : « Maintenant je peux arrêter. Si ça s’arrête, ce n’est pas grave. » J’avais la certitude d’avoir accompli ce pour quoi j’avais choisi ce métier. Évidemment, je n’ai pas eu envie d’arrêter après. Chez Rivette, tout dans le dispositif de tournage correspondait à ce que j’aimais. La légèreté, la minutie du processus de création. Il prenait la vie, les personnages, le monde présent, la fiction et la littérature très au sérieux. Mais, lui, il ne se prenait pas au sérieux. En même temps, il était très décidé. Il était là où il avait toujours voulu être. Cette sorte de centrage sur soi-même m’a impressionnée, puis m’a aidée dans l’existence. Jacques Rivette donnait à ses acteurs beaucoup de responsabilités dans le film. Une responsabilité qui consistait à laisser parler des choses subtiles. Il existait, sinon une coécriture, une forme de collaboration très forte. J’ai retrouvé ça plus tard avec Mathieu Amalric, Jean-Claude Biette, Frank Castorf.

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Va savoir de Jacques Rivette

On a souvent fait planer sur vous l’ombre de figures imposantes : une diction durassienne, une parenté avec Barbara, Bernadette Lafont et Gena Rowlands… Ça vous a empêché d’être vous-même ?

La comparaison m’honore, mais c’est surtout parce que ce sont des figures nourricières. Or, ce que l’on mange, ça se voit. Selon que vous mangez toute la journée de la choucroute, ou uniquement de la salade, les autres ne percevront pas la même chose… C’est pareil avec l’art. Ceci dit, mon actrice préférée de tous les temps, c’est Shirley MacLaine, justement parce qu’elle est encore plus fragile que toutes ces femmes-là. Et qu’en même temps sa force émotionnelle n’a aucun équivalent.

Et Delphine Seyrig dans tout ça ?

J’ai fait un spectacle en partie dédié à Delphine Seyrig [Les Historiennes, seule en scène créée en 2022 qui juxtapose les trajectoires politiques de Delphine Seyrig, Violette Nozière et Páscoa, ndlr], dont j’admire les combats et qui joue un rôle important dans ma vie. Quand j’étais petite, j’avais un disque des Quatre Saisons de Vivaldi dont elle était la récitante – j’ai failli dire la « réticente ». (Rires.) Une des choses que j’aime chez elle est justement sa réticence à un certain nombre de clichés, de facilités. Je me dis souvent que ce n’est pas le cinéma d’auteur qui m’a amenée à Delphine Seyrig, mais que c’est Delphine Seyrig, saisie à travers ce disque et cette voix, ce rapport à la musique, qui m’a amenée à tout le reste. J’ai sa voix dans l’oreille pour toujours. 

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Chez Jeanne Labrune (Ça ira mieux demain), Bruno Podalydès (Dieu seul me voit…), Arnaud Desplechin (Comment je me suis disputé…), vous avez souvent joué des femmes inquiètes. Comment expliquez-vous ce tropisme pour le tourment ?

Le tourment est la chose la plus facile, pour moi, à avouer. C’est une réalité, inscrite dans ma nature. Bien sûr, ce n’est qu’une de mes facettes possibles, parmi d’autres. Mais c’est celle que j’ai le moins de difficulté à mettre en avant. C’est donc aussi une facilité et une protection, contrairement à ce que l’on pourrait penser… J’ai du mal à montrer mon côté heureux, en fait.  

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Comment je me suis disputé…

Dans le clip de votre nouveau single, « June Bilobar », vous vous mettez en scène dans la peau d’un alter ego loufoque. La musique vous permet de laisser parler les différentes voix en vous ?

Oui. Tout le monde est plusieurs à l’intérieur non ? Un disque de treize titres, c’est treize histoires que l’on raconte. Ça permet de faire exister, en un seul geste, plus de profondeur qu’un seul travail très concentré que représente un film. Je me souviens qu’avec Philippe Katerine [Jeanne Balibar a partagé la vie du chanteur pendant plusieurs années, et chanté sur son titre « J’aime tes fesses », ndlr], on avait fabriqué des petits objets vidéo, jamais mis en circulation, qui s’appelaient Orange et Poire, et j’avais enregistré des chansons avec mon ordinateur. C’est vraiment à ce moment-là que j’ai exploré cet aspect-là de mon désir.

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Dans le titre « Cet homme qui pleure », vous évoquez la façon dont le système patriarcal impose des injonctions douloureuses aux hommes : « Quand il t’explique la vie c’est qu’il panique / Ça dure, ça dure des heures / T’en peux plus de faire les cœurs / De faire genre, genre j’fais comme ma mère. » Comment cette phrase éclaire votre féminisme ?

C’est peut-être un peu naïf, mais je pense que les dominants, ceux qui écrasent les autres, il faut les soigner. Les ultrariches qui détruisent la planète et réduisent des millions de gens à la misère pour pouvoir profiter de sommes dont ils ne feront jamais rien, ce sont des fous qu’il faut mettre à l’hôpital psychiatrique. Enfermés dans leur système de domination, les hommes sont tout aussi victimes que les femmes. C’est un problème de santé publique. Il faudrait les soigner. Ils vont mal – ils mangent trop, parlent trop d’eux, n’arrivent pas écouter, sont angoissés à l’idée de perdre leur position. J’ai envie de leur dire : « Calmez-vous, ça va bien se passer. »

En 2018, au moment de recevoir le César de la meilleure actrice pour Barbara, vous déclariez : « Comme elle est douce l’occasion de se dire les unes aux autres […] en quelle haute estime, malgré nos différences et malgré nos concurrences, nous nous tenons toutes. » La sororité est le nerf de la guerre du combat féministe ?

Le nerf de la guerre, c’est l’économie, l’argent. Mais la douceur, c’est très important. La considération mutuelle, le sol où prendre pied pour fabriquer de la solidarité… Les femmes ont beaucoup été montées les unes contre les autres selon ce principe universel : diviser pour mieux régner. C’est un phénomène de société terrible.  

 

On pense à Brigitte Fontaine et à Lio en écoutant votre album. Ce sont des références ?

Je les aime beaucoup. Il y a quelque chose dans la musique pop, notamment dans les compositions de Cléa Vincent [co-compositrice de l’album avec Jeanne Balibar, ndlr] qui autorise ce mélange un peu paradoxal entre des choses crues et une légèreté dans l’expression. Ça tombe bien, j’aime les choses paradoxales.

Le Processus de paix d’Ilan Klipper, Le Pacte (1 h 32), sortie le 7 juin 

D’ici là tout l’été de Jeanne Balibar (Midnight Special), sortie le 9 juin

Lio, quelle cinéphile es-tu?

Portrait (c) Pascale Arnaud

Nous publions ici le droit de réponse intégral de Jacques Martineau et Olivier Ducastel à propos de Jeanne et le garçon formidable :

« Nous comprenons, avec Olivier, que Jeanne Balibar soit déçue de n’avoir pas joué dans Jeanne et le garçon formidable, la comédie musicale que j’avais écrite pour elle, mais nous ne comprenons pas l’histoire qu’elle diffuse dans les médias. Si l’idée d’écrire une histoire d’amour sous forme de comédie musicale dont elle serait la vedette était bien la sienne, il n’y a pas là matière à revendiquer un quelconque droit sur une œuvre. Le scénario est entièrement de ma main. Rien du récit, pas une ligne, pas une réplique, pas un vers de chanson, ne vient d’elle. Elle n’a pas non plus pris le temps de suivre l’écriture du scénario, accaparée qu’elle était par le début fulgurant de sa carrière d’actrice. C’est Cyriac Auriol qui m’a poussé et encouragé à écrire, moi qui avais surtout comme objectif de terminer ma thèse de doctorat. Je suis néanmoins reconnaissant envers Jeanne Balibar de m’avoir, presque par accident, révélé que j’avais du goût et peut-être même du talent, pour l’écriture.

Pour le reste, il n’y a pas sujet à polémique : nous n’avons appris la grossesse de Jeanne Balibar que le jour où le médecin des assurances a refusé de la couvrir. Le film était en pleine préparation. Du jour au lendemain, les crédits bancaires ont été coupés et nos financiers se retiraient du projet. Il fallait la remplacer ou renoncer au film. Pauline Duhault et Cyriac Auriol ne pouvaient assumer des dettes qui auraient ruiné leur jeune société de production.

Vingt-cinq ans plus tard, Jeanne et le garçon formidable connaît une nouvelle vie en salles, il est temps de rétablir la vérité. »

Jacques Martineau, avec Olivier Ducastel.

Jeanne et le garçon formidable de Jacques Martineau et Olivier Ducastel, ressortie le 14 juin en salles, Malavida Films, 1h34