Cameron est une anomalie dans le petit monde du blockbuster américain : il est, selon le Livre Guinness des records, le seul cinéaste à avoir atteint à deux reprises les cimes du box-office mondial puisque, en dollars constants, Titanic (1998) et Avatar (2009) occupent respectivement la troisième et deuxième place, juste derrière le classique de 1939 Autant en emporte le vent de Victor Fleming.
Mais Cameron s’est aussi imposé comme un auteur à part entière : scénariste, réalisateur et coproducteur de la plupart de ses projets, il opère la caméra sur la très grande majorité de ses plans, en assure quasi seul le montage et signe les dessins conceptuels-clés de tous ses films. Cameron est aussi, à l’image de son idole Stanley Kubrick, un cinéaste ingénieur : avec Abyss (1989) puis Terminator 2. Le jugement dernier (1991), il initie la révolution numérique et lance le renouveau du cinéma en relief qui va, à son tour, contribuer à l’abandon des projections en pellicule. Il est, à ce titre, un authentique explorateur, porté par cette volonté forcenée de braver l’inconnu qui a nourri sa carrière parallèle de documentariste : outre ses multiples explorations des épaves du Titanic et du Bismarck, le film Deepsea Challenge 3D. L’aventure d’une vie suivait sa plongée dans la fosse des Mariannes, le lieu le plus profond des océans qu’il fut le premier au monde à atteindre en solitaire, en 2012.
C’est dire si l’industrie du cinéma a les yeux rivés sur la sortie d’Avatar. La voie de l’eau. Bénéficiant d’un investissement record (on estime que le budget avoisine 350 millions de dollars), Cameron ambitionne avec ce projet de redonner ses lettres de noblesse au spectacle cinématographique. S’appuyant sur les dernières avancées en matière d’image de synthèse, son film est tourné en relief et en haute fréquence, soit à quarante-huit images par secondes, contre les vingt-quatre habituelles.
Une innovation qui accentue l’émerveillement procuré par les paysages grandioses de Pandora, une terre luxuriante exploitée par les Terriens au détriment des peuplades sauvages qui l’habitent, les Na’vi. Mais la haute fréquence est surtout une technologie qui, comme le relief, permet une plus grande proximité avec les personnages. Et c’est peut-être là que réside la plus grande singularité de Cameron : conciliant le grandiose à l’intime, l’universel au personnel, le cinéaste n’érige ces monuments cyclopéens que pour en extirper de fragiles instants de vie. C’est certainement dans cette équation qu’il faut chercher le secret de son incroyable succès. Et il est finalement logique que les personnages de son nouveau film soient au cœur de l’entretien qu’il nous a accordé, une semaine à peine après avoir apporté la touche finale à ce film qui lui aura demandé plus de dix ans de travail.
Où puisez-vous l’énergie pour concevoir un tel film ?
Je veux simplement voir sur un écran de cinéma toutes ces idées qui sont dans ma tête depuis des années. Je suis encore un enfant, c’est de là que vient mon énergie : « Et si cette monture ressemblait à un espadon ? Oh non, attends, j’ai encore mieux : faisons une sorte d’énorme brochet crocodile avec ces dents acérées ! » Ca, c’est la première impulsion. Ensuite, et seulement ensuite, je retravaille mes films pour ajouter une sophistication, disons, plus littéraire. À ce titre, le héros du film, l’ex-soldat Jake Sully, aujourd’hui devenu un Na’vi père de quatre enfants, est un personnage très rectiligne dans son écriture, puisque je lui oppose ici un dilemme relativement simple : « Dois-je sauver Pandora ou ma famille ? »
C’est d’ailleurs la première fois que vous filmez une famille avec deux parents : il n’y avait que des familles monoparentales dans vos précédents films, comme Sarah et John Connor dans Terminator 2. Le jugement dernier…
Vous pouvez y ajouter Ellen Ripley et la petite Newt dans Aliens. Le retour. Vous avez raison, mais c’est surtout la relation d’un père avec ses fils qui m’intéressait ici. Je me suis senti enfin apte à parler de ces rapports humains parce que j’ai pu les vivre, affronter cette tension. Je suis un père qui observe mes quatre enfants grandir : je vois comment ils se comportent, comment ils agissent les uns avec les autres. Maintenant qu’ils ont grandi, je peux aussi échanger avec eux sur ce qu’ils ont vécu durant leur enfance. Je me suis aussi replongé dans ma propre expérience : qui étais-je quand j’avais 15 ou 16 ans, alors que j’étais pétri de doutes, d’anxiété à propos du monde qui m’entourait ? Tous ces éléments ont nourri ma narration.
Vos acteurs travaillent dans un environnement très stérile, sur un plateau de performance capture, sans décor. Comment nourrissez-vous leurs interprétations ?
Avant le tournage, nous les avons emmenés tous dans la jungle : ils ont pu évoluer au milieu d’un feuillage très dense, grimper sur des racines ou faire des bruits d’oiseau pour se retrouver. Pour tout ce qui est lié à la mer, nous les avons initiés à la plongée et en particulier à l’apnée. Ils ont pu, notamment, évoluer dans l’eau avec des raies manta. Ce fut une expérience très forte pour Cliff Curtis, qui joue Tonowari. Cliff, en tant que Maori, avait un tatouage de raie manta sur le ventre, mais il n’en avait jamais vu. Soudain, cette expérience a donné du sens à ce qu’il portait sur sa peau, et ça a forcément influencé son interprétation. Durant le tournage, nous essayons ensuite de leur donner un simulacre de ce que sont physiquement leurs personnages : par exemple, tous les comédiens ont une perruque qui correspond aux cheveux de leur personnage Na’vi.
Les cheveux conditionnent énormément la façon de bouger la tête, les épaules. Ils ont aussi quelques accessoires : Sigourney voulait un châle par exemple. Et s’il n’y a pas de décor sur un plateau de performance capture, en revanche ils ont un simulacre de toutes les choses avec lesquelles ils doivent interagir : les montures, les lianes… Les acteurs et les personnages restent l’enjeu primordial d’un projet comme celui-ci. J’avais écrit trois suites à Avatar, et j’ai déjà tourné le deuxième film qui rentre pour deux ans de postproduction en janvier. Mais le succès des films suivants repose sur ces personnages et sur leurs problématiques : si la seule chose qui passionne le public dans Avatar. La voie de l’eau est le spectacle et les merveilles de cet univers, le troisième opus ne pourra pas fonctionner.
L’antagoniste, le colonel Miles Quaritch, est devenu un pur personnage de science-fiction : décédé à la fin du premier film, il renait ici dans le corps d’un Na’Vi. Il a les pensées de celui qu’il fut, transférées dans le corps d’une race qu’il s’évertuait à combattre. Ce qui crée une tension formidable chez lui.
C’est particulièrement prégnant avec la scène dans laquelle il écrase dans son poing le crâne de son précédent corps : c’est de la pure science-fiction, et le genre me permet de dépeindre un personnage qui est dans le déni de sa précédente existence. Quaritch est dans une angoisse existentielle. L’écriture de ce personnage contribue au fait qu’Avatar. La Voie de l’eau est, je pense, très différent de ce que les gens peuvent attendre d’une suite d’Avatar.
C’est indéniable et pourtant, comme vous l’aviez déjà fait entre Terminator et Terminator 2. Le jugement dernier, vous installez des séquences miroirs entre les deux films.
C’est en particulier le cas du personnage de Quaritch : sa « renaissance » dans un avatar renvoie à la « renaissance » de Jake Sully dans son avatar telle qu’on avait pu la voir dans le premier film. Ce dernier se montrait fougueux quand on transférait son esprit d’humain paraplégique, dans ce corps artificiel de Na’vi. Mais chez Quaritch, c’est la rage et la détestation de soi qui prime : il frappe, cogne et finalement s’accepte quand il réalise que son nouveau corps possède des crocs carnassiers.
Comment se déroule le casting d’un film tourné en performance capture, puisque la plupart de vos acteurs interprètent des personnages en images de synthèse ?
C’est exactement la même chose que sur un film traditionnel, notamment parce que nos personnages numériques ressemblent énormément aux comédiens qui les interprètent – même s’ils ont des yeux plus grands, des oreilles pointues, un faciès félin. Il ne fallait absolument rien perdre de leur interprétation. Je dirais que nous étions à 99 % de réussite sur le premier opus. Cette fois, je pense que nous avons atteint les 100 %. Quand le visage numérique n’est pas convaincant, c’est que nous ne sommes pas parvenus à dupliquer le fonctionnement organique du visage du comédien. Ce fut particulièrement complexe pour le personnage de Kiri : c’est une Na’vi adolescente qui est jouée par Sigourney Weaver. Or, Sigourney a 73 ans. Il a donc d’abord fallu comprendre le visage de Sigourney tel qu’il est aujourd’hui, puis le transférer sur le visage qu’elle avait à 14 ans et ensuite nous avons pu créer Kiri.
Comment se déroule ce processus de rajeunissement ?
Avec des tonnes de références. Sigourney nous a donné des dizaines de photos d’elle jeune, mais aussi des vieux films de famille. Mais ce qui nous a le plus aidés, c’est Alien. Le huitième passager [réalisé par Ridley Scott et sorti en 1979, ndlr]. Elle avait une bonne vingtaine d’années lors du tournage, et le film comporte énormément de plans très rapprochés d’elle : c’était une matière première formidable pour, par exemple, étudier de façon approfondie la structure particulière de sa mâchoire. C’était énormément de travail, mais c’était indispensable pour saisir l’essence de ce que fut la jeune Sigourney. C’était émouvant de voir cette connexion entre cette dame de 73 ans et la jeune femme qu’elle fut.
Ridley Scott préparerait un troisième prequel d' »Alien »
Il y a aussi son jeu : elle parvient à bouger, se mouvoir comme une adolescente.
Oui, elle a réussi à adopter les postures parfois étranges des adolescents, elle tripotait ses cheveux quand elle était nerveuse par exemple. Elle a passé beaucoup de temps avec des ados pour observer leur comportement. Au début du projet, elle m’a prévenu : « Jim, je ne ferai pas la voix du personnage ! » Mais finalement elle y est parvenue, sa voix a notamment grimpé d’une octave, sans qu’elle s’en aperçoive ! Kiri est un personnage très cher à mon cœur. Déjà parce qu’elle ne peut exister que grâce aux technologies mises en place sur le film : la performance capture, nos logiciels d’animation faciale, les rendus de la peau et la modélisation des yeux. Et elle s’inspire beaucoup de ma propre fille qui, pendant une année entière, se cachait le visage sous une capuche. Je n’ai pas vu son visage durant toute sa quatorzième année !
Vous êtes végane depuis plus de dix ans, avez développé des cultures pérennes de légumineuses riches en nutriments dans une exploitation au Canada et vous dénoncez notre déconnexion avec la nature dans Avatar. Comment être fidèle à cet engagement écologiste en tournant un tel blockbuster ?
Nous avons établi très tôt quelle serait la quantité d’énergie nécessaire et, à la suite de ces études, nous avons fait installer un mégawatt de panneaux solaires sur le toit de notre studio. Non seulement ils ont fourni l’énergie nécessaire pour tous nos ordinateurs et nos serveurs, mais nous avons obtenu en prime un surplus que nous avons pu vendre aux Manhattan Beach Studios. C’était donc une très bonne affaire financièrement, en plus de nous garantir une empreinte carbone négative. Nous avons également mis en place une cantine et une table de régie exclusivement véganes, que ce soit à Los Angeles, pour les sections en performance capture, ou en Nouvelle-Zélande pour tout le reste. Je suis très pragmatique sur ces choses-là. Il aurait été absurde de ne pas se montrer responsable sur ces points compte tenu du propos du film.
Avatar. La voie de l’eau de James Cameron, Walt Disney (3 h 12), sortie le 14 décembre