Pourquoi, d’après vous, le mouvement MeToo du cinéma ne perce vraiment que maintenant en France ?
Le système de production du cinéma, en France, a mis en place des barrières extrêmement efficaces pour protéger le pouvoir des auteurs. La première vague MeToo a échoué lamentablement parce que la forteresse – le CNC, la Cinémathèque française, l’Institut Lumière, le Festival de Cannes – a tenu. Tous les mecs à la tête de ces institutions n’ont absolument pas l’intention de partager le pouvoir.
Pour cette nouvelle vague de MeToo, la mobilisation est beaucoup plus large. Le mouvement actuel rend visible la manière dont sont favorisés les abus – autant le harcèlement moral que le harcèlement sexuel. L’étape qui manque pour que ce mouvement soit irréversible, c’est la solidarité des hommes. Ils sont totalement silencieux, y compris les jeunes. On aurait pu penser qu’à travers un phénomène générationnel ils soutiendraient les femmes, mais non. Pourquoi ? Parce que le cinéma est un milieu tellement marqué par le népotisme et l’entre-soi qu’ils craignent pour leurs carrières.
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Selon vos recherches, la politique des auteurs, lancée par Les Cahiers du cinéma dans les années 1950, s’attache au formalisme et pose la fiction d’un réalisateur comme génie créateur, à l’écart de toute considération de genre, de race (en tant que construction sociale), de classe, dans son approche des films. Comment en êtes-vous arrivée là ?
Le travail qu’on a fait avec Noël Burch [professeur, critique et historien franco-américain, ndlr], de 1989 à 1996, sur le cinéma populaire d’avant la Nouvelle Vague, où on trouve aussi bien des chefs-d’œuvre que des nanars, nous a permis de nous apercevoir que ce qui distingue les films du point de vue de leur intérêt intellectuel et culturel ne tient pas à la figure de l’auteur. Cela tient à ce dont ils parlent et comment ils en parlent dans les circonstances où ils sont produits. Vous pouvez avoir des films d’auteur superficiels et parfaitement conformistes, et des films intéressants et progressistes faits par des réalisateurs qui ne sont pas considérés comme des auteurs.
« Le CNC, la Cinémathèque française, l’Institut Lumière, le Festival de Cannes… Tous les mecs à la tête de ces institutions n’ont absolument pas l’intention de partager le pouvoir. »
Selon vous, la politique des auteurs est-elle fondée sur une idéologie masculiniste ?
Je dirais plutôt une idéologie élitiste. Dans notre pays, il y a cette tradition de la culture légitime, qui exclut systématiquement les femmes. Il y a un bouquin très intéressant là-dessus, La Poétique du mâle [publié en 1982, ndlr] de Michelle Coquillat, une chercheuse en littérature décédée aujourd’hui, qui a fait un travail remarquable d’histoire littéraire sur l’origine de la domination masculine dans la littérature, qu’elle fait surtout remonter au romantisme – où se construit la figure d’un génie solitaire, au-dessus des déterminations sociales, censé accoucher de son œuvre dans beaucoup de souffrances… Cela tient aussi à ce que, depuis la Révolution, il y a en France cet aveuglement total sur le caractère genré de la politique : l’universalisme est en réalité un masculinisme.
Benoît Jacquot et Jacques Doillon, tous deux mis en cause par Judith Godrèche, sont des héritiers de la politique des auteurs. Comment cela a infusé leur cinéma ?
Ils sont effectivement dans cette adhésion à un modèle où le réalisateur est censé être le seul auteur de son film – ce qui est une aberration dans la mesure où tout film commercialisé en salles est le résultat de multiples interventions artistiques et économiques. Cette tradition de la figure de l’auteur a rencontré les idéologies libertaires, et en particulier la soi-disant révolution sexuelle des années 1970, qui s’est traduite concrètement par l’injonction faite aux filles d’obéir aux désirs des hommes, injonction d’autant plus forte que l’écart d’âge est grand. Pour moi, cette génération a instrumentalisé la révolution sexuelle à son profit, au profit de la domination masculine.
Dans les discours qui ont longtemps circulé sur ces auteurs, on identifie plusieurs mythes, parmi lesquels celui de l’auteur pygmalion qui viendrait « révéler » une actrice. Comment s’est-il installé, d’après vous ?
Il faut replacer ça dans un contexte d’asymétrie genrée extrêmement poussée entre les hommes ayant le droit d’être créateurs et les femmes qui n’ont le droit que d’être des muses, qu’on empêche de devenir créatrices. C’est un mouvement extrêmement violent : par exemple, l’interdiction faite aux femmes de suivre des cours de nu a prévalu jusqu’au XXe siècle. Cette asymétrie genrée existe dans les arts depuis toujours, mais elle a été réactivée par le cinéma à travers la fascination de vieux messieurs pour des jeunes filles à peine pubères. Ça, il faut le relier non seulement à la différence de statut et de pouvoir social entre les hommes et les femmes, mais aussi à l’inceste. Dans notre culture, il y a une valorisation, une esthétisation du rapport incestueux, une romantisation au nom de l’art, sous une forme agréable, de ce rapport de domination.
Des articles de Libération et du Monde ont mis en évidence l’appétence de cinéastes hommes des années 1980 pour des personnages d’adolescentes souvent érotisées. Qu’est-ce qui s’est cristallisé dans cette décennie ?
Pour moi, c’est le résultat d’un backlash [retour de bâton, ndlr] du patriarcat contre le mouvement féministe des années 1970. Les femmes ont revendiqué leur émancipation, y compris sexuelle, ce que les hommes ont retourné en injonction à se laisser baiser, à être désirable, accessible à leur désir. Dans leurs histoires, ce sont les vieux messieurs – ce que racontait Gabriel Matzneff [écrivain dont Vanessa Spingora a dénoncé l’emprise pédocriminelle dans son livre Le Consentement, publié en 2020, ndlr] – qui sont harcelés par les jeunes filles, et qui sont les victimes parce que, les pauvres, ils ne peuvent pas résister.
Dans son ouvrage De la beauté des latrines, Noël Burch a étudié à quel point Sade était une icône pour le modernisme français du xxe siècle – Benoît Jacquot a réalisé le film Sade (2000). À quoi tient cette fascination pour cet écrivain ?
Je vous renvoie au texte de 1979 de Nancy Huston, le premier qu’elle a écrit en français, quand elle est arrivée en France, Jouer au papa et à l’amant. Elle y repère cette fascination des intellectuels français d’après-guerre pour Sade, et le sous-texte dominateur qui traverse l’usage qu’ils en font. C’est une façon de se poser comme transgressif, subversif, tout en restant dominateur à travers une sexualité violente qui s’exerce contre les femmes.
Les approches genrées dans les études cinématographiques sont justement pratiquées depuis les années 1970. Comment vous, vous y êtes venue ?
D’abord empiriquement, à travers mon intérêt pour les figures féminines dans le cinéma français classique, en particulier chez Jean Grémillon [Remorques, 1941 ; Lumière d’été, 1943…ndlr], sur lequel j’ai fait ma thèse [Les Films de Jean Grémillon. Essai d’analyse narratologique, 1987, ndlr]. Ce qui m’a intéressée dans son cinéma, c’étaient les représentations genrées, nettement plus progressistes que le cinéma qui m’était contemporain. Je peux donner comme exemple emblématique la façon dont il mettait en scène l’actrice Madeleine Renaud. Mon hypothèse, c’est que ce qui l’intéressait chez elle, c’est qu’elle n’avait rien d’une star. Elle avait un physique assez commun, et elle était capable d’incarner une femme ordinaire – absolument pas dans un sens dévalorisant, au contraire.
À travers elle, il parlait des questions de domination sociale, genrée, que subissaient les femmes à son époque… Ensuite, cet intérêt est évidemment lié à ma vie personnelle, à ce que je vivais, moi, en tant que femme. J’ai soutenu, publié ma thèse et Noël Burch a souhaité me rencontrer après l’avoir lue. Lui qui vivait en France depuis des décennies était retourné enseigner aux États-Unis et avait été converti aux théories féministes par ses collègues femmes. Il m’a transmis cet apport théorique et, comme un deal pour qu’on travaille ensemble, je lui ai apporté ma connaissance du cinéma français. Ensemble, on a écumé les cinémathèques européennes à la recherche de tous les films entre les débuts du parlant et l’arrivée de la Nouvelle Vague, pour essayer d’y porter un regard nouveau [dans le livre La Drôle de guerre des sexes du cinéma français, 1930-1956, ndlr], avec les instruments des théoriciennes féministes comme Laura Mulvey [théoricienne britannique, qui a pensé le concept de male gaze, ndlr].
Laura Mulvey, quelle cinéphile es-tu?
Les gender et queer studies, post-colonial studies ont longtemps subi le rejet de l’université française, notamment pour ce qui concerne les études cinématographiques. Quelles ont été les principales résistances à ce sujet ?
Ce qui bloquait, c’était le rapport des universitaires au cinéma en tant que 7e art, construit sur le modèle littéraire d’une galerie de grands hommes auxquels on voue un culte. Ce culte de l’auteur a empêché la diffusion des cultural studies, qui promeuvent une approche non hiérarchisée des productions culturelles – par rapport à une quelconque légitimité socioculturelle. Étant donné que tous les réalisateurs du panthéon cinéphilique étaient des hommes, l’approche gender a été ressentie comme sacrilège, car elle amène à porter un regard critique sur les représentations que ces cinéastes proposent. Dans les pays anglophones, il n’y a aucune opposition entre les analyses esthétiques [qui portent sur la forme, la mise en scène, ndlr] et les analyses socioculturelles. Elles se combinent, cela va sans dire. Mais en France, l’esthétique a servi à rejeter les approches culturelles.
Aujourd’hui, de nouvelles voix changent-elles la donne ?
MeToo a changé la donne, la création du collectif 50/50 aussi, le lobbying auprès du ministère de la Culture pour obtenir un bonus pour les films ayant des équipes paritaires aussi… Les cinéastes femmes proposent des représentations plus variées, même si elles ne sont pas toutes féministes. Ça, déjà, ça permet de respirer un peu.
Illustration : Léa Djeziri pour TROISCOULEURS