Doona Bae : « Ce sont mes amis qui me confrontent à la réalité et me permettent d’évoluer »

[ENTRETIEN] En France, son visage nous a frappé : il est celui de la révolution dans « Cloud Atlas » (2013) des sœurs Wachowski et de Tom Tykwer. L’actrice sud-coréenne Doona Bae a bâti une sacrée carrière depuis ses rôles chez Bong Joon-ho dans les années 2000 jusqu’à « About Kim Sohee », le nouveau drame sensible de July Jung (en salles le 5 avril), en passant par Hirokazu Kore-eda et la série Sense8. On a voulu savoir ce qui guidait l’actrice vers des choix aussi forts.


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On avait d’abord repéré son air intrépide et son beau visage de chat dans The Host (2006) de Bong Joon-ho, où elle jouait une tireuse à l’arc luttant contre un monstre sévissant à Séoul, puis dans Air Doll (2010) de Hirokazu Kore-eda, où elle campait avec panache une poupée gonflable qui prenait vie. Alors qu’elle étudiait à l’université Hanyang, à la fin des années 1990, Doona Bae a commencé à jouer dans des séries télé coréen­nes et en parallèle sur le grand écran avec le remake coréen de Ring, et surtout le premier long de Bong Joon-ho, le déjanté Barking Dogs Never Bite, en 2000. Elle avait alors le visage poupon de ses 21 ans, mais déjà ses airs de rebelle attachante. Pas étonnant que les sœurs Wachowski l’aient choisie pour incarner, dans l’épopée Cloud Atlas (2013), l’emblématique Sonmi~451, un clone esclave dans une Corée futuriste, qui retranscrit sa vision métaphysique à la télévision pour guider la révolution. Elle a depuis retrouvé les mondes alternatifs profondément humains des sœurs américaines avec un petit rôle dans Jupiter. Le Destin de l’univers en 2015, mais surtout en intégrant la joyeuse mêlée de « sensitifs » queer connectés à travers l’espace-temps de la série Sense8 (2015-2018).

Cloud Atlas, les Wachowski la tête dans les nuages

Dans un registre plus sobre, elle était impressionnante de justesse dans A Girl at My Door (2014) de July Jung, dans lequel elle campait une inspectrice de police mutée dans un bled en Corée pour fuir un scandale aux relents homophobes. Dans l’édifiant About Kim Sohee de la même réalisatrice, elle reprend son insigne et le flambeau de la narration à la moitié du film pour enquêter sans relâche sur la jeune femme qui en mène la première moitié, une étudiante exploitée dans un centre d’appels. Un nouveau rôle à sa mesure, qui démontre sa capacité à captiver dès qu’elle apparaît à l’écran et son inlassable engagement à travers des rôles qui font bouger les lignes. De bon matin – décalage horaire oblige –, on a échangé à distance avec Doona Bae, charismatique et rayonnante même en petit, dans une fenêtre de l’application Zoom.

D’où vient votre engagement ? De votre famille ?

Ma famille n’était pas du tout engagée, c’est un choix personnel. J’essaie de faire un peu de tout, des films commerciaux [en France, on a notamment pu la voir au côté d’Alain Chabat dans #JeSuisLà d’Éric Lartigau, en 2020, ndlr], mais, tous les cinq ou dix ans, j’essaie de faire un film indépendant qui porte un message social. Quand July Jung m’a proposé A Girl at My Door, je voulais la soutenir et porter son très beau scénario. J’aime les films qui font rire, qui sont légers et gais, mais je pense aussi que ceux qui font réfléchir, qui permettent de voir la réalité et de saisir les problèmes sociaux sont importants.

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A Girl at My Door (c) Epicentre Films

Dans A Girl at My Door, vous interprétez une commissaire lesbienne alors que l’homosexualité est plutôt taboue en Corée du Sud. Est-ce qu’à ce moment-là, en 2014, vous preniez un risque par rapport à votre image ?

Je ne prenais aucun risque à l’époque parce qu’en Corée du Sud il y avait beaucoup de films qui en parlaient, les gens n’étaient pas complètement ignorants. Mais les personnages LGBT étaient exagérés, comiques, ça ne reflétait jamais la réalité. Quand je vivais en Europe, notamment en Angleterre, j’avais des amis LGBT loin des clichés. Je voulais montrer que ces personnes ne sont pas toujours caricaturales. J’ai aussi une amie qui travaille dans un centre d’appels, je la vois souvent très stressée à cause de son travail, c’est un peu pour elle que j’ai fait About Kim Sohee. Ce sont mes amis qui me confrontent à la réalité et me permettent d’évoluer.

Dans ce nouveau film de July Jung, vous jouez de nouveau une commissaire en rébellion contre sa hiérarchie, cette fois-ci contre la société tout entière. Qu’est-ce qui vous a plu dans ce rôle ?

Pour A Girl at My Door, c’était moi qui voulais absolument le rôle de Young-nam. Pour About Kim Sohee, il me semblait que d’autres actrices pouvaient très bien jouer l’enquêtrice, mais la réalisatrice tenait à ce que ça soit moi. July Jung a un univers construit, il y a des liens entre ses deux films. Dans About Kim Sohee, on en apprend beaucoup sur Sohee [une étudiante exploitée dans un centre d’appels, campée par Kim Si-eun, que l’on suit pendant la première moitié du film, ndlr] mais peu sur Yoo-jin [la commissaire enquêtant ensuite sur Sohee, jouée par Doona Bae, ndlr], son histoire est plus esquissée. Mais comme c’est le même univers de July Jung, je me suis dit que Yoo-jin était en quelque sorte la prolongation du personnage de Young-nam, en un peu plus âgée. En y songeant de ce point de vue, je me suis dit que c’était mieux que ce soit moi qui joue ce prolongement. C’est pour ça que j’ai accepté le rôle.

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About Kim Sohee de July Jung (c) TWINPLUS-PARTNERS CO. LTD.

En 2000, pour Barking Dogs Never Bite de Bong Joon-ho, qui était seulement votre deuxième rôle au cinéma, vous avez accepté de jouer sans maquillage, ce qui est rarissime pour une actrice coréenne. Pourquoi avez-vous fait ce choix à l’époque ?

C’est Bong Joon-ho qui m’a demandé de ne pas me maquiller. C’était son premier film, il avait l’air d’être très intelligent, donc je me suis dit « si je fais ce qu’il dit, le film sera bien ». Je l’ai suivi – j’aime me mettre au service des cinéastes. J’avais à peine une vingtaine d’années et j’avais une image fabriquée, j’apparaissais très maquillée. Les adolescents m’aimaient justement beaucoup à cause de cette image un peu cyber, robotique. Mais Bong Joon-ho m’a dit : « Si tu veux faire le film, il faut te débarrasser de cette image pour ne garder que l’aspect cru, sans maquillage. » J’étais jeune, ma peau était un peu trop belle par rapport au rôle, j’ai dû appliquer des produits pour m’enlaidir légèrement.

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Vous parlez de l’image un peu artificielle de vos débuts, et quelques années plus tard, en 2009, vous avez carrément joué une poupée gonflable qui prend vie, dans Air Doll de Hirokazu Kore-eda. Le film explorait un tabou lié au sexe d’une manière très poétique. C’était un choix audacieux, qui a marqué votre carrière.

J’ai beaucoup hésité avant d’accepter, et puis j’ai décidé de prendre le risque. À l’époque, il n’y avait pas beaucoup d’acteurs et d’actrices sud-coréens qui tournaient au Japon… encore moins pour incarner une poupée gonflable ! Je me demandais ce que les spectateurs coréens allaient en penser. J’ai fini par accepter, car c’était Hirokazu Kore-eda, que j’aimais beaucoup, je voulais vraiment travailler avec lui. Je ne le regrette pas du tout aujourd’hui, parce que le film est très beau et qu’il m’a montrée sous un beau jour. Les difficultés que j’ai rencontrées étaient plutôt liées au jeu. C’est une poupée qui a un cœur mais pas d’âme, c’était compliqué de ne pas faire sentir l’âme alors que le personnage ressentait quelque chose. Et puis la façon de parler, de bouger, ne devait bien sûr pas être naturelles.

Quelle est votre relation avec les sœurs Wachowski, quelle place ont-elles dans votre vie aujourd’hui ?

Elles sont comme mes mamans de cinéma. J’ai commencé à tourner avec elles dans les années 2010, ça faisait déjà dix ans que j’avais commencé ma carrière en Corée du Sud. Ce sont elles qui m’ont amenée à Hollywood, qui m’ont pris sous leur aile et m’ont traitée comme un membre de leur famille. J’apprends beaucoup à leur côté, je me sens bien avec elles. L’an dernier, j’ai joué dans Rebel Moon de Zack Snyder [qui devrait sortir cette année sur Netflix, ndlr], à Hollywood. C’était la première fois que je tournais là-bas sans elles, j’ai beaucoup pensé à elles.

About Kim Sohee de July Jung, Arizona (2 h 15), sortie le 5 avril