Dominique Blanc : « Aux apprenties comédiennes, je dirais d’avoir plus de courage que les garçons »

Habituée des portraits de famille éruptifs, l’intense Dominique Blanc incarne la mère extravagante d’une famille bourgeoise tordue dans le brillant « L’Origine du mal » de Sébastien Marnier. Entretien transmission.


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Qu’est-ce qui vous a plu dans ce rôle de Louise, l’épouse pleine de secrets d’un richissime homme d’affaires ?

La première chose, c’est le contact avec Sébastien Marnier, qui m’a écrit une lettre manuscrite très étonnante par sa précision, son acuité. Je me suis engagée à cause de son enthousiasme, de son humour féroce. Ce qui m’a plu avec Louise, c’est qu’elle est très mystérieuse, on se pose tout un tas de questions chaque fois qu’elle intervient. Elle est atteinte de syllogomanie, ce trouble psychique qui fait qu’elle a un goût immodéré pour l’accumulation. Et puis il y a le bonheur de faire couple avec Jacques Weber, dont le personnage est un ogre qui semble dévorer toutes les femmes autour de lui. Ce que le film trim­balle sur la famille, c’est que c’est mortel.

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Vous êtes vous-même née à Lyon dans une famille nombreuse. Ça a été facile de trouver votre chemin parmi cinq enfants ?

Oh non ! Moi j’étais la numéro quatre, avec cinq ans de moins que ma sœur aînée et cinq ans de plus que le petit frère. Ce n’est pas simple de faire sa place au milieu, on fait beaucoup le go-between entre l’aînée et le dernier. Quand il y a des problèmes, on essaye un peu de les apaiser. Je jouais le rôle d’arbitre quand il y avait des conflits.

Vos parents, ou vos frères et sœurs, ont-ils été un biais vers l’art ?

Ma mère adorait le cinéma, et surtout les belles années du cinéma italien, les années 1950, 1960, 1970. Elle prenait des cours d’histoire de l’art, et elle aimait beaucoup aller dans les musées, elle avait une passion pour les impressionnistes. C’est comme ça qu’elle a essaimé son goût pour les arts dans cette famille. Ma sœur aînée, elle, s’est orientée vers le yoga ; mes frères, vers des carrières plus classiques. Moi, j’ai fait une école d’architecture pendant deux ans à Lyon, mais j’avais ce rêve de comédie. Je me suis dit, il faut que j’essaye quand même, si ça ne marche pas, j’abandonnerai.

Vous vous souvenez de films ou de pièces que vous ont montrés vos parents ?

Petite, ma mère m’avait emmenée voir Tartuffe de Molière au TNP [Théâtre national populaire, à Villeurbanne, ndlr]. On était aussi allées voir jouer Michel Bouquet. Pour le cinéma, c’était à la télévision que ça se passait. C’était toujours avec ma mère – ça n’intéressait pas trop mon père. Elle se passionnait pour Marcello Mastroianni, Silvana Mangano. Elle me parlait beaucoup du cinéma qu’elle avait connu, avant-guerre : Jean Renoir, Julien Duvivier, tous ces cinéastes-là. C’était elle qui me les racontait, me les transmettait. C’était merveilleux, parce que, pour elle, c’étaient des moments où le temps était suspendu, elle vivait les films dans toute sa chair.

À Lyon, vous avez fréquenté les cours de l’actrice et professeure d’art dramatique Janine Berdin. Quelle importance a-t-elle eue ?

C’est la première professionnelle qui m’a dit qu’il fallait y croire. Quand on est ado, on ne sait pas. En fait, j’avais voulu prendre des cours parce que je suis quelqu’un d’assez timide, d’assez sauvage. Elle, tout à coup, elle m’ouvrait à un horizon exceptionnel, auquel je n’avais pas osé rêver. J’en ai un souvenir assez précis. Je suis sur scène dans ce petit local. Il y a une comédienne, une jeune adolescente qui doit être plus âgée que moi et qui joue ma mère. Jusqu’à ce que Janine lui dise : « Descends du plateau, c’est moi qui vais jouer la mère. » Elle est face à moi, on joue la scène, et à la fin elle me dit : « Écoute, c’est bien ce que je pensais. Il faut absolument que tu parles à tes parents, très concrètement. Tu leur dis que tu vas passer le conservatoire de Lyon. »

Vos parents n’ont pas voulu que vous passiez le concours. Qu’est-ce qui coinçait ?

Je crois que mes parents étaient très inquiets sur le plan matériel. Ils étaient persuadés qu’il y avait beaucoup de gens qui voulaient devenir comédiens, et qu’il n’y avait pas de raison particulière pour que j’y parvienne. Ce qui les angoissait le plus, c’était que je me retrouve sans ressources, qu’une fois eux partis je me retrouve dans la dèche. C’était une époque où actrice était un métier maudit. On n’était plus au temps où les acteurs n’étaient pas enterrés dans les cimetières, mais quand même ! [Du ive au xviiie siècle, la coutume catholique était de refuser aux acteurs d’être enterrés dans la tradition chrétienne, ndlr.]

Par la suite, ça s’est apaisé ?

Avec mon papa, ça s’est apaisé au fur et à mesure. Il était trop tourmenté, donc il n’allait pas voir mes films, ce qui me rendait très triste. Mais, bon, je l’ai accepté. Ma mère, elle, a changé d’avis. Quand la reconnaissance est venue, je voyais bien que ça lui procurait beaucoup de joie et de fierté.

À Lyon, vous avez aussi pris des cours d’expression corporelle avec la performeuse et plasticienne ORLAN, qui a justement beaucoup interrogé le corps. Son enseignement a-t-il été déterminant ?

Tout à fait. Elle était déjà hors norme. À l’époque, elle n’était pas connue du tout, elle ne nous parlait pas de ses propres recherches. Elle était là pour nous donner un peu plus d’assurance. On faisait beaucoup d’improvisation, on travaillait sur la mobilité, les déplacements, la respiration, sur les rêves. Elle faisait ça pour gagner sa vie, parce que, probablement, au départ, ça n’a pas été si facile pour elle. Et puis elle est devenue très connue avec sa performance Le Baiser de l’artiste [en 1977, à la FIAC de Paris, ORLAN proposait un baiser aux visiteurs devant une photo d’elle nue, ndlr].

Il paraît qu’avec des amies avec qui vous aviez des revendications féministes, vous avez pris le directeur de votre école d’architecture en otage.

C’était drôle ! On était une centaine d’étudiants et il y avait très peu de filles, huit ou dix maximum. On étudiait dans des préfabriqués, ce qui n’est quand même pas terrible pour une école d’architecture. On nous disait bien sûr que c’était provisoire, mais ça tardait à venir. Et, en tant qu’étudiantes, on n’était jamais prises au sérieux. Alors on avait eu cette idée un peu révolutionnaire de prendre le directeur en otage. Donc on est rentrées une après-midi dans son bureau et on lui a dit : « Il faut que le ministère de la culture donne de l’argent. » Puis on a bu la bouteille de champagne qui était dans le frigo. Après, on était embêtées, parce qu’on n’avait pas fondamentalement l’âme guerrière. Donc on l’a relâché et on est rentrées chez nous.

Ça a été décisif dans votre engagement, cette aventure ?

Oui, parce que c’est après que j’ai dit à mes parents que je voulais aller étudier à Paris. Je voulais suivre les cours d’une unité pédagogique engagée, féministe. Et en fait mon dossier s’est perdu… Mais je pense qu’il ne s’est pas perdu par hasard. En tout cas, il n’est jamais arrivé à Paris. Donc je me suis raconté que j’allais quand même attendre cette inscription, et sans le dire à mes parents j’ai pris des cours de théâtre.

Comment vos parents ont réagi lors de votre départ à Paris ?

Mon père m’avait dit : « Écoute, nous, jusqu’à tes 25 ans on te nourrit. Mais, si ton choix, ce sont ces études-là, tu te les payes. » Donc j’ai exercé une multitude de petits métiers, et c’est probablement le plus beau cadeau que mon père pouvait me faire. Son idée, c’était de sonder ma motivation. Est-ce que j’avais le courage de me battre pour y parvenir ? Il devait probablement rêver que je me décourage. Et puis il a compris que je n’avais pas l’intention de changer d’orientation. À travers tous ces petits boulots, je rencontrais une humanité incroyable, et ça me donnait la fierté de payer mes cours moi-même. Mon premier job, ça a été femme de ménage chez François Florent [fondateur du célèbre cours Florent, ndlr]. Puis j’ai été modèle pour un peintre japonais, caissière, aide-soignante, j’ai vendu des assurances-vie par téléphone et évidemment j’ai fait du baby-sitting. À l’époque c’était tout nouveau. Je gardais les chiens de chasse, de luxe aussi, dans le XVIe, c’était payé le même prix que pour les enfants. Mais bon, pendant ce temps-là, je ratais toujours les auditions, les concours…

Quel est le moment où vous vous êtes dit que ça allait marcher ?

Avec des camarades, on avait créé une petite troupe, Les Turlupins. On l’avait nommée comme ça après avoir vu en 1978 le film Molière d’Ariane Mnouchkine [metteuse en scène, animatrice de la troupe du Théâtre du Soleil, ndlr]. On avait créé une farce du Moyen Âge, Le Dit du foirail, et on passait des coups de fil tous les matins dans les mairies pour vendre notre petit spectacle. On a été choisis dans le cadre du festival du Marais, à Paris, pour jouer en plein air. On avait fait les décors et les costumes nous-mêmes. C’était une bonne farce, qui faisait beaucoup rire le public. Dans ma tête, je me suis dit : ça y est, c’est parti !

Vous parlez souvent de trois metteurs en scène très importants lors de votre arrivée à Paris : François Florent, Pierre Romans et Patrice Chéreau. Qu’avez-vous appris de chacun d’eux ?

François Florent m’a dit : « Toi, à partir de 30 ans, tu n’arrêteras plus jamais de travailler. » C’est quelque chose qui m’a maintenu la tête hors de l’eau. Quand même, tout le monde passait dans son cours, donc, s’il avait cette intuition, c’était qu’il fallait que j’attende, et puis à 30 ans ça irait. C’était sécurisant. Pierre Romans [metteur en scène et pédagogue au Théâtre des Amandiers de Nanterre, aux côtés du fondateur Patrice Chéreau, ndlr], c’était la découverte d’une sensibilité exceptionnelle. Il avait un avis sur chacun qui était très intuitif. On était tous complètement amoureux de ce garçon d’une grande délicatesse, qui savait nous diriger tout en douceur dans des improvisations autour de Tchekhov. Lui comme François Florent étaient très respectueux de notre jeunesse. Et puis il y a Chéreau. J’ai travaillé six fois avec lui, au théâtre comme au cinéma [Dominique Blanc a été révélée en 1982 dans une mise en scène de Peer Gynt de Henrik Ibsen par Patrice Chéreau, ndlr]. Avec lui, je retiens la découverte, l’amitié fertile. On travaillait très bien, ensemble, on s’était inventé un langage commun. En même temps, il y avait du respect, pas d’envahissement. Au fur et à mesure des succès, il avait des courtisans, mais moi je n’ai jamais fait partie de sa cour.

Est-ce parce que vous aviez un rapport antagoniste à son autorité ?

Oui, j’étais préservée. Hormis un jour de tournage sur Ceux qui m’aiment prendront le train [sorti en 1998, pour lequel elle a eu le César du meilleur second rôle féminin, ndlr]. Ça a été très orageux, pour des raisons que je n’ai jamais comprises. C’était une séquence avec Jean-Louis Trintignant, dans un escalier. Il voulait absolument que je pleure. Et comme tout le monde pleurait dans le film, moi j’avais décidé que je ne pleurerais pas. Ce jour-là, il a été très, très, très dur.

Et puis, une fois la journée passée, il n’est plus rien resté de cette colère. Je crois que c’était au tout début de sa carrière qu’il était très autoritaire. Je dirais qu’avec les années il s’était adouci, il avait compris que ce n’est pas en molestant les gens qu’on obtient ce qu’on cherche. Ceux qui m’aiment prendront le train, c’est comme un testament de sa part. Il l’a fait sans s’en rendre compte. Il a laissé un héritage considérable, tant au théâtre qu’au cinéma. L’année prochaine, ça fera dix ans qu’il est mort. Et donc c’est pour ça que je reprendrai La Douleur de Marguerite Duras, qu’il avait mis en scène en 2008, d’abord à Villeurbanne puis à Paris. Il n’a pas laissé beaucoup de traces de ses travaux, hormis ses journaux de travail, il n’a pas écrit beaucoup de livres. Mais il était capable d’une puissance de travail hors du commun. Ce qu’il laisse, c’est une rigueur, l’honnêteté, une éthique très précise.

Quelles représentations de la famille vous ont touchée au cinéma, au théâtre, dans les beaux-arts ?

Il y a un cinéaste que j’adore, avec qui je rêverais de travailler, c’est Nanni Moretti. Il y a La Chambre du fils ou bien ce film merveilleux, qu’il a fait autour d’une cinéaste qui doit affronter la disparition de sa mère, Mia madre. En France, on ne peut pas ne pas penser à Arnaud Desplechin ou à Christophe Honoré qui, mine de rien, déclinent beaucoup ce thème. C’est un thème éternel, la famille, et ça s’est renforcé du fait du confinement : les gens se sont redécouverts, aimés ou alliés encore plus, d’autres ont probablement mis un terme à des relations. Ça a exacerbé les passions familiales.

Guermantes de Christophe Honoré, film dans lequel vous jouez, met justement en scène la troupe de la Comédie-Française en plein confinement, continuant à répéter malgré tout. Pour vous, la troupe, c’est une famille alternative ?

Ça a tout à fait été le cas cette année-là. Christophe a su dévoiler toutes nos intimités, ce qui ne se fait pas forcément dans le cadre du Français, parce qu’on essaye de se protéger. Tout à coup, on s’est redécouverts. C’est un moment où Éric Ruf, l’administrateur, a eu cette idée géniale de faire notre propre webtélé : on lisait des poèmes, des pièces, des contes pour les enfants. Au niveau de la troupe, ça a resserré nos liens d’une façon incroyable. Ça m’a rapproché de gens que je ne connaissais pas, comme Christophe Montenez [pensionnaire de la Comédie-Française depuis 2014, ndlr]. Je le voyais lire le poème de Fernando Pessoa, « Le Gardeur de troupeaux ». Je découvrais à la fois le texte et le comédien. Cette troupe de soixante personnes, c’est une famille avec ses hauts et ses bas, il y a forcément des moments de tension, d’explosion. Mais aussi des élans de solidarité et de fusion qui sont extraordinaires, qu’on ne peut vivre qu’entre ces murs.

Quelles œuvres conseillez-vous beaucoup autour de vous ?

Celles de Marguerite Duras, d’Annie Ernaux, de Mona Chollet, de Virginie Despentes. Toutes ces écritures très fortes. Pour moi, s’intéresser à la démarche de l’artiste, c’est essentiel. Aller au musée, c’est ce qui fait que, tout à coup, quand je vais jouer La Douleur, je vais penser à un tableau de Pierre Soulages.

Pour vous, qu’est-il important de transmettre ?

Aux apprenties comédiennes, je dirais d’avoir encore plus de courage que les garçons, parce que les rôles sont moins nombreux, même si les choses sont en train de s’arranger. Mais je leur dirais aussi qu’il faut avoir de l’intégrité, car il y a des choses qu’il ne faut pas faire dans ce métier. Et puis avoir le goût de l’excellence, car je pense que ce métier est destiné à tirer le public vers le haut, vers la beauté. Aller voir beaucoup jouer les autres est aussi très important. Il ne faut jamais rester isolé. Et surtout ne rien s’interdire. On s’adresse à l’humain et on est là pour raconter les humains, donc il faut les connaître dans leur diversité, leur noirceur, leur folie.

Image de couverture : ©Laurent Champoussin