Le scénario de Maps to the Stars est l’œuvre du romancier américain Bruce Wagner. Quels changements y avez-vous apportés?
Bruce est très prolifique, son scénario était long, j’ai essayé de le rendre plus précis, je l’ai raccourci. Ses références sont toujours très contemporaines, il parle de séries télé, de célébrités du moment… Le scénario a été écrit il y a plus de dix ans, donc le changement le plus flagrant a été de moderniser toutes ces références à la culture populaire. J’évite généralement de mentionner des éléments contemporains dans mes films, parce que je sais que deux ans plus tard ils seront obsolètes. Grâce à Bruce, j’ai compris que si deux ans plus tard c’est obsolète, vingt ans plus tard, ça devient historiquement intéressant. Ça m’a permis d’intégrer des références très actuelles au roman que je viens d’écrire [Consumed, à paraître en septembre 2014, ndlr].
Vous alternez les films dont vous signez l’histoire et ceux dont le scénario est écrit par d’autres. Cela change-t-il quelque chose au moment de tourner?
Il n’y a aucune différence. Une fois sur le tournage, vous devenez cruel, brutal. Si l’écriture ne fonctionne pas, vous détestez l’auteur– peu importe que ce soit vous ou non – et vous changez tout. Par contre, je ne veux pas que mes acteurs improvisent, car ce ne sont pas des auteurs. Une fois sur le plateau, le dialogue est fixe, on n’y touche pas. Mais les chorégraphies, la manière dont les acteurs et la caméra bougent, tout ça peut changer.
D’ailleurs, vous ne faites jamais de story-boards.
Non, parce que je trouve ça très artificiel et restrictif. Je peux comprendre que vous en ayez besoin si vous tournez un film de science-fiction très complexe, avec beaucoup d’effets spéciaux. Mais pour un film comme Maps to the Stars, qui est avant tout un drame basé sur le jeu d’acteur et les dialogues, faire un story-board me semble très bizarre. Beaucoup de jeunes cinéastes le font pour se protéger, au cas où ils paniqueraient sur le plateau. Mais le story-board ne vous aidera pas à développer votre propre manière de filmer.
L’histoire de Maps to the Stars se passe à Los Angeles, mais la majeure partie du tournage s’est déroulée au Canada, à Toronto, la ville où vous habitez. Qu’avez-vous filmé à Los Angeles?
Des palmiers. J’ai dit: «Je ne ferai pas un seul plan sans palmier. » Pour Les Promesses de l’ombre [sorti en 2007, ndlr], on tournait à Londres, mais on ne filmait pas du tout des lieux touristiques. On était dans des coins sombres, peu connus, de l’East End ; les gangsters du film n’étaient pas du genre à fréquenter le palais de Buckingham. Pour Maps to the Stars, au contraire, il nous fallait filmer les lieux iconiques de Los Angeles, l’histoire l’exigeait. Hollywood Boulevard, le Chateau Marmont, le panneau Hollywood, Rodeo Drive… Cinq jours de tournage à Los Angeles ont suffi, parce qu’à Toronto nous avons des maisons très semblables à celles que l’on trouve dans cette ville. Si vous ajoutez, justement, quelques palmiers, cela fonctionne parfaitement.
« La mentalité des studios hollywoodiens est incestueuse »
Pourquoi situer cette histoire de famille incestueuse au cœur de l’industrie du cinéma hollywoodien?
La mentalité des studios hollywoodiens est incestueuse de la pire des manières possibles: il n’y a pas de nouvelles idées, pas de fraîcheur, il n’y a plus que des suites, et des suites de suites. Cela donne des films difformes, débiles, génétiquement déficients. Les studios ont besoin de sang neuf, d’une nouvelle vision, mais ils en ont peur. L’inceste est donc pour moi une métaphore de ce qui cloche actuellement dans l’industrie hollywoodienne. C’est comme les dynasties de l’ancienne Égypte qui pensaient : «Nous sommes des dieux, nous devons nous reproduire entre nous. » Bien sûr, ils n’avaient aucune notion de génétique. On n’en sait rien, mais ça a peut-être précipité leur fin.
Avez-vous pensé le film comme une œuvre réaliste ou satirique?
Certains voient dans le film une vision satirique de Hollywood, mais ce n’est pas le cas, c’est la réalité. Bruce n’a rien inventé. Nous connaissons tous des histoires d’enfants stars qui se suicident lentement en plongeant dans la drogue parce que leurs carrières s’arrêtent. C’est un vrai désespoir existentiel. Pour les actrices, c’est très violent aussi. Après 40 ans, elles cessent d’exister, elles n’ont plus de valeur. Julianne Moore travaille tout le temps, mais elle connaît beaucoup d’actrices qui ont vécu cette disparition imposée. Elle a donc pu nourrir son personnage. D’une certaine manière, le désir de célébrité rejoint l’idée d’immortalité : si vous êtes sur un écran, vous ne mourrez jamais. Mais cela vous enferme aussi. L’enfermement est d’ailleurs un thème majeur du film. C’est pourquoi le poème Liberté de Paul Éluard a une place importante dans l’histoire.
Votre mise en scène place ainsi systématiquement les personnages seuls dans le cadre, ils ne sont jamais réunis à l’image.
En effet, il m’a semblé que c’était la bonne approche pour ce film. Chacun est dans sa petite bulle individuelle. L’exemple le plus extrême est la scène avec Benjie, sa mère et les producteurs du studio. Tout le monde est assis autour d’une table dans une salle de réunion, mais vous ne les voyez jamais ensemble, c’est une succession rapide de plans individuels.
Le film résonne avec le livre Hollywood Babylone de Kenneth Anger, à la lecture duquel on s’aperçoit que les faits divers sordides ont jalonné toute l’histoire de Hollywood.
Exactement, les suicides, la drogue, la folie, les meurtres, c’est Hollywood, et ce n’est pas nouveau. Los Angeles a toujours été le territoire des rêves, les gens y affluent de tout les États-Unis dans l’espoir de réussir. Le personnage joué par Robert Pattinson vient d’ailleurs, il est très naïf. Il se dit que s’il sert de chauffeur aux bonnes personnes, celles-ci le remarqueront, puis liront ses scénarios… Mais c’est une chimère.
Généralement, dans vos films, les éléments fantastiques ont une explication rationnelle, scientifique. Ici, c’est plus ambigu : par exemple, Havana (Julianne Moore) est obsédée par le fantôme de sa mère ; Benjie (Evan Bird) est hanté par une fillette à laquelle il a rendu visite à l’hôpital…
Pour moi, ce ne sont pas des fantômes, ce ne sont que des souvenirs. Les vivants parlent parfois aux morts, mais ça ne veut pas dire que les revenants existent autrement que dans leurs têtes. Maintenant que vous en parlez, voilà un des changements que j’ai faits dans le scénario de Bruce. Il avait écrit des scènes avec plein d’enfants morts qui hantaient les rues. Ça ne convenait pas, parce que si vous commencez à filmer un tas de fantômes qui se baladent partout, vous sous-entendez qu’ils existent pour eux-mêmes. Je ne crois pas du tout aux fantômes. Je crois en revanche qu’on peut être hanté par des souvenirs.
Comment avez-vous pensé la première apparition du fantôme de la mère d’Havana, qui se redresse d’une baignoire remplie d’eau ?
Ce n’est pas une scène d’horreur, vous ne jouez pas sur la peur du spectateur. Je n’ai pas souhaité que le public ait peur d’elle ; par contre, Havanna en a peur. Ce n’est pas une peur physique, c’est une peur mentale, psychologique, elle est obsédée par l’idée que sa mère, qui était une grande actrice, était plus célèbre, plus respectée qu’elle. Au niveau de la mise en scène, inutile d’en faire trop, parce que la force de ce genre de fantômes est qu’ils nous semblent très réels. Des petites choses suffisent. Par exemple, vous n’entendez pas le bruit de l’eau dans cette scène.
Il y a en revanche des scènes vraiment terrifiantes. Au début du film, Benjie et sa mère sont attablés pour le déjeuner. Leur conversation est très violente : ils ne parlent que d’argent et de pouvoir. Comparé à vos autres films, l’horreur ici n’est pas spectaculaire, elle est nichée dans le banal, le quotidien.
Oui, et dans des situations très réalistes. Les parents d’enfants stars sont, en général, terrifiants. Ils utilisent leurs enfants, ils veulent qu’ils soient célèbres, ils vivent parfois de l’argent qu’ils gagnent… Concernant le genre d’horreur qui m’intéresse, cela dépend du film, je ne m’impose pas de règles. Dans A History of Violence ou Les Promesses de l’ombre, par exemple, il y avait des scènes d’horreur très frontales, très sanglantes.
Les promesses de l’ombre de Cronenberg, bientôt la suite
Avez-vous le sentiment que votre mise en scène évolue vers plus de simplicité?
Oui, depuis La Mouche en 1986, j’ai commencé à sentir que je simplifiais ma manière de filmer. Mon directeur de la photographie [Peter Suschitzky, ndlr], qui travaille avec moi depuis Faux-semblants, l’a constaté aussi. Ma manière de tourner est devenue très simple, très directe, je fais peu de plans. Mia Wasikowska me l’a fait remarquer: avec moi, vous savez exactement ce qu’il y aura sur l’écran à l’arrivée, je ne multiplie pas les possibilités en vue du montage. Quand vous faites des films indépendants, que vous n’avez pas beaucoup d’argent ni de temps, c’est mieux de ne pas tourner des choses que vous n’utiliserez pas. Mais cela demande de la confiance en soi et de l’expérience. Sur ce film, par exemple, j’ai fait le montage director’s cut en seulement deux jours.
Au cœur de Maps to the Stars, il y a un inquiétant thérapeute new age interprété par John Cusack. Ses méthodes ressemblent beaucoup à celles du psychiatre de votre film Chromosome 3 (1979).
Quand j’ai fait A Dangerous Method, beaucoup de gens ont trouvé que ça ne ressemblait pas à un film de Cronenberg, alors que mon tout premier film, un court métrage de six minutes [Transfer, en 1966, ndlr], parlait déjà d’un psychiatre et de son patient. La relation thérapeutique est une création récente, apparue avec Freud, que je trouve très intrigante. Avant, il y avait le prêtre dans le confessionnal, mais vous n’aviez pas cette sorte de confesseur scientifique, médical. À Hollywood, les gens sont si stressés que l’opportunité est grande, pour beaucoup, de se présenter comme des guérisseurs. Bien sûr, un certain nombre d’entre eux sont des charlatans.
Dans votre film Rage (1977), le personnage de Rose, transformée en créature meurtrière après une greffe de peau, dit: « Je suis un monstre. » Dans Maps to the Stars, les personnages n’ont pas conscience de leur monstruosité, ce qui rend le film très cruel. Mais il y a aussi une douceur mélancolique apportée par le personnage d’Agatha (Mia Wasikowska). Est-elle celui pour lequel vous avez le plus d’empathie?
Elle est, techniquement, le personnage le plus redoutable du film. Mais elle est aussi le plus sensible. Bien sûr, comme le film débute sur elle, alors qu’elle arrive en car de l’extérieur de Los Angeles, on peut être tenté de conclure que je m’identifie un peu à elle. Mais en tant que réalisateur, je dois aimer tous les personnages. Je dois leur donner une réalité humaine. Je les aborde de façon neutre, je les considère comme une nouvelle créature que je découvrirais dans la forêt: je veux voir comment ça fonctionne, j’observe, je ne porte aucun jugement. C’est important, surtout dans un film comme celui-ci où les événements, les dialogues sont parfois extrêmes. J’ai dit aux acteurs de ne pas jouer sur le registre de la comédie ou de la satire, mais de jouer vrai. Et si le personnage se révèle être un monstre, laissons-le être un monstre.
Images : Copyright Daniel McFadden