Vous avez obtenu cette année deux prix majeurs pour vos deux derniers films. Comment vivez-vous cette reconnaissance tardive par la profession ?
Il y avait quand même eu le festival de Locarno avec Nénette et Boni en 1996, où l’on avait remporté des prix, mes deux acteurs [Grégoire Colin et Valeria Bruni Tedeschi, ndlr] et moi. Ça m’avait beaucoup comblée. J’ai aussi eu des prix partout pour Beau travail [en 1999, ndlr], mais le film ne pouvait pas être à Cannes, comme il avait été fait pour la télévision. Les prix, c’est évidemment un signal important et, en même temps, c’est ou trop ou pas assez. Ce n’est pas quelque chose qui permet de se mettre en route. Le plus fort, c’est le moment où on se dit que le film va se faire. Même si c’est chargé d’énormément d’angoisse, ça chamboule tout : la vie, la peur, le plaisir. Par exemple, Des étoiles à midi, j’ai attendu longtemps pour le faire. Le premier jour de tournage, j’étais en loques. Pour faire du cinéma, il faut beaucoup de courage physique et d’obstination. Sans ça, le film n’existera pas, ou même n’a même pas besoin d’exister. Il faut avoir ce sentiment de s’être battu avec ses propres forces.
Des étoiles à midi (c) Curiosa
Dans Avec amour et acharnement, on sent ce côté très physique. Vous filmez la tension des retrouvailles amoureuses de manière spectaculaire. Comment avez-vous pensé ces scènes ?
Dans le livre de Christine Angot [Un tournant de la vie (Flammarion, 2018), dont le film est adapté, ndlr], l’héroïne croise son ex-amant dès le début. J’ai gardé cette sensation que ce moment devait arriver très tôt pour que le personnage de Sarah ait le temps de peser le pour et le contre. Car, croiser dans la rue, ce n’est pas retrouver l’amant, c’est se dire « qu’est-ce qu’il fait là, dans mon territoire ? » C’est inquiétant et, en même temps, c’est bouleversant. Et, finalement, c’est obsédant. Ça arrive si tôt dans le film que ça permettait de retarder le moment où elle allait s’approcher de lui, faire ce pas décisif. Elle y va à reculons, au fond. Tant qu’on est à distance, on peut retenir le désir.
« Avec amour et acharnement » de Claire Denis
Avec amour et acharnement (c) Curiosa
Vous retrouvez Juliette Binoche après Un beau soleil intérieur (2017) et High Life (2018). Vous la filmez de nouveau de manière très charnelle, érotique. Comment avez-vous réfléchi à la manière de montrer une femme dans la cinquantaine prise dans le feu du désir ?
Juliette porte cette sensualité en elle. Je trouve qu’elle a un corps très beau. Le moment où un corps, où un visage, n’a plus de désir, ça se voit. Ce n’est pas une question d’âge. Juliette est tellement puissante, tellement belle – je ne peux pas dire autrement – que je ne vois pas comment elle pourrait ne pas être dans le désir, et que les hommes qui l’entourent ne soient pas aussi dans le désir pour elle. C’est toujours dur d’entendre qu’une femme n’est plus désirable ou désirante. Qu’on me pose souvent la question de l’âge me paraît troublant.
Avec les personnages de Grégoire Colin et Vincent Lindon, ils forment un triangle amoureux complexe, romanesque mais aussi très réaliste. Comment avez-vous travaillé, à l’écriture avec Christine Angot, la dynamique de cette figure vue et revue au cinéma pour ne pas tomber dans les clichés ?
Christine est franchement quelqu’un qui n’est pas dans le cliché. Il y a toujours chez elle une telle passion, un tel goût d’absolu… Quand je lis ses livres, je reconnais souvent des choses auxquelles je pense, qui me sont arrivées, que j’ai ressenties. Christine les décrit avec cette quête du mot total. Dans sa recherche, son écriture, il y a cette avancée progressive vers le mot qui va tout dire. Et je crois que, à cause de ça, il n’y a jamais de clichés. Pourtant, on s’est écartées du livre de Christine parce que, dedans, l’homme avec qui elle vit est atteint d’une maladie grave. D’une certaine manière, ça culpabilise l’héroïne qui se dit « je ne peux pas l’abandonner maintenant ». Je ne voulais pas que ce soit un homme malade. Un homme qu’elle a aidé à vivre, ça oui, mais qui est en pleine puissance, de son charme, de son amour pour elle. Ce n’est pas un homme blessé.
Avec amour et acharnement (c) Curiosa
Beau travail (2000) est ressorti en salles le 15 juin dernier. On peut le voir comme un antifilm de guerre : vous filmez l’attente de légionnaires à Djibouti, l’ennui, les corps masculins, le désir homo refoulé.
C’est vrai. À l’époque, en allant voir la Légion étrangère à Djibouti, la guerre d’Irak était finie, je pensais que cette base militaire française – où maintenant il y a des Américains et des Chinois, et qui est devenue internationale – était un reste de la colonie française. Que les légionnaires étaient là pour s’entraîner, réparer les routes, construire des terrains de basket. Ma naïveté… comme aujourd’hui avec l’Ukraine. Quand j’ai appris que Djibouti était en fait une base militaire pour le Moyen-Orient, qu’on allait renvoyer les légionnaires en Afghanistan, j’ai vraiment eu un serrement de cœur. Certains hommes qui rentraient dans la Légion avaient vécu Sarajevo, la guerre des Balkans. Ce sont souvent des hommes qui, de par le territoire dont ils sont originaires, ont une mauvaise jeunesse ; ou bien qui sortent de prison. On leur dit : « Voilà, vous n’avez pas d’autre pays que la Légion. » Pour beaucoup, c’était un refuge. Ça me touchait.
Pourquoi dites-vous avoir été naïve sur la guerre en Ukraine ?
En général, peut-être, je suis trop naïve. Bien sûr, je lis le journal. J’ai tourné une partie de High Life en Pologne, et je me souviens de ce que les habitants disaient. Mais j’étais plus choquée par le fait que la Pologne ou la Hongrie réduisaient les libertés personnelles – je me souviens des manifs en Pologne pour l’avortement – que par la menace de Vladimir Poutine. Et, ça, c’est de la naïveté, quand même. En fait, il faut se rendre compte que tout va ensemble. Il n’y a qu’à voir ce qui est arrivé aux États-Unis il y a quatre jours [l’arrêt Roe vs Rade garantissant le droit à l’avortement dans tout le pays venait d’être révoqué par la Cour suprême, ndlr].
Au sortir de l’adolescence, je bénéficiais du combat des femmes, du MLF qui avaient lutté pour la pilule et l’avortement. Je pouvais rêver d’avoir une vie de femme à égalité de celles des hommes grâce à ça, même si ce n’était pas vrai au niveau des salaires, du métier, tout ça. Voir que cette chose-là est en train de se fracasser me fait tomber dans un sentiment de désespoir. Ça veut dire que tout ça a été vain. Certaines femmes préfèrent se retrancher dans une autre vision du monde. Ça me paraît étrange, de condamner des femmes plus faibles, plus fragiles qu’elles économiquement, à être mères sans l’avoir voulu, à être mères seules ou mères adolescentes. Je tremble en vous en parlant. Ça met les femmes encore plus bas. Elles vont en chier, là, c’est sûr.
Avec amour et acharnement (c) Curiosa
Lorsqu’on vous avait interviewée pendant le premier confinement, vous étiez très en colère contre les hypernationalistes et vous plaidiez pour un moratoire européen sur l’accueil des réfugiés. Où en êtes-vous sur ces questions, après le résultat du RN aux législatives et le délitement de l’Europe avec la guerre en Ukraine ?
L’Europe ne se délite pas avec la guerre en Ukraine, je pense que ça peut permettre de réfléchir autrement. Je crois que ce n’est pas le « grand remplacement » qui fait que les gens votent RN, mais qu’ils le font parce qu’ils sont mal et qu’on ne leur parle pas assez. L’afflux d’immigration, c’est quelque chose qu’on ne doit pas subir seuls. L’Europe n’a pas encore assez serré ses liens. J’espère que la guerre en Ukraine, malgré les morts qui s’additionnent, va permettre à l’Europe d’être plus conciliante. Je lisais un journal américain hier qui disait « voilà, Macron a fait le malin avec l’Europe, maintenant il est bien dans la merde ! » La politique intérieure c’est une chose, mais on ne « fait pas le malin » avec l’Europe, on doit être ensemble. Ce journaliste américain – j’avais presque envie de lui écrire – ne comprend pas.
Vous venez de superviser la restauration de votre premier film, Chocolat (1988), avec mk2 et Eclair. Quels sentiments ça vous a procurés ?
Voir son premier film, plan par plan, raccord par raccord, et s’apercevoir de toute la tendresse que j’éprouvais pour le Cameroun [où Claire Denis a passé une partie de son enfance, ndlr]… Je me suis souvenu à quel point, quand on fait des films, le temps du projet est complètement différent du temps de la vie. Le cadre, la lumière, les sensations du tournage, les coupes au montage, l’enregistrement de la musique, tout ça imprime des autres faisceaux de mémoire, comme des instantanés. C’est un peu cosmique, l’espace et le temps se rejoignent. C’est exceptionnel.
Au cours de la même interview, vous nous aviez parlé d’un mystérieux projet que vous prépariez à Los Angeles avec le chanteur The Weeknd. Où ça en est ?
Ça s’est perdu dans le virus : il voulait tourner à Los Angeles alors que je n’avais pas le droit d’y aller. J’y pense souvent ; mais, je ne sais pas, on verra… Par contre, on a restauré aussi S’en fout la mort [son deuxième long métrage, sorti en 1990, ndlr], avec Agnès Godard [sa chef opératrice sur presque tous les films, ndlr] et Pascal Marti [chef opérateur sur S’en fout la mort, ndlr], qui je crois va être au festival de New York à l’automne. C’est ça, la vieillesse…
C’est une belle vieillesse, avec vos films restaurés en plus d’en sortir de nouveaux !
Est-ce que, la vieillesse, c’est beau ? Je ne sais pas… En tout cas, quand on se pose aujourd’hui la question des films et des plateformes, je pense qu’il faut voir aussi que la salle de cinéma garde un atout immense. Vraiment immense.
Avec amour et acharnement de Claire Denis, Ad Vitam (1 h 56), sortie le 31 août
Portrait © Philippe Quaisse – Pasco and Co