La séquence d’ouverture de Falcon Lake pose les deux facettes du film, qui se déploie à la fois comme un coming-of-age classique et comme un récit hanté par l’étrangeté, au milieu d’un cadre sauvage. Comment les avez-vous imbriquées ?
Un plan d’ouverture, c’est très important – celui-ci renferme une versatilité : on y passe de la mort à la vie en un clin d’œil. Il y a comme une petite inquiétude qui menace de pointer à la surface. Au départ, je ne saisissais pas pourquoi j’avais envie d’adapter la bande-dessinée de Bastien Vivès [Une sœur, publiée en 2017 chez Casterman, ndlr], même si je savais que je devais le faire. Assez loin dans la scénarisation, j’ai rajouté l’idée du fantôme, absente de la bande dessinée [qui raconte la rencontre entre un pré-ado timide et une jeune fille solitaire pendant les vacances d’été, ndlr], pour donner une autre épaisseur au récit initiatique. Comme l’étrangeté dans le film met du temps à s’installer, j’ai tout de suite su qu’il fallait imposer cette image [la scène montre une silhouette féminine qui flotte, immobile, à la surface d’un lac, avant de se redresser, ndlr].
« Falcon Lake » de Charlotte Le Bon : légendes du lac
Elle laisse un goût étrange dans la bouche. Les lacs et les montagnes québécois sont le théâtre de mon enfance. Je ressens le besoin de les peindre et de les filmer à cause de leur ambivalence, leur dualité. Je ne peux pas expliquer ce qui m’attire là-dedans. Il vaut peut-être mieux laisser ça au mystère. Mais je suis fascinée par ces lieux attrayants et chaleureux qui flirtent avec la morbidité des eaux noires, stagnantes, douces, qui nous enveloppent autrement.
Vous flirtez avec l’érotisme sans jamais tomber dans la crudité. Comment atteint-on cet équilibre ?
Mon passif d’actrice m’a beaucoup aidée. Je n’aurais jamais mis mes acteurs dans une situation dans laquelle je n’aurais pas voulu être moi-même. Pour désacraliser les scènes intimes, nous les avons répétées comme des chorégraphies. Par exemple, je me suis moi-même mise en scène avec mon chef-opérateur et ma première assistante pour la scène de masturbation dans la salle de bain. Le rapport au sexe était décomplexé, grâce à un climat de bienveillance absolu.
Bastien et Chloé sont amis avant d’être amoureux. Vous désamorcez leur relation charnelle pour la ramener vers quelque chose d’enfantin.
Je suis d’accord sans être d’accord ! J’ai l’impression que Chloé et Bastien partagent un petit monde imaginaire, protecteur. Mais ce serait dommage de considérer que grandir, c’est mettre son imaginaire de son côté. Je dirais plutôt qu’ils sont à une espèce de jonction sensible : lui est entre l’enfance et l’adolescence, elle est entre l’adolescence et le monde adulte. Ils s’interceptent dans cette faille où tout est fragile, où on apprend à se connaître.
En y réfléchissant, je ne suis même pas sûre que tout ça soit de l’ordre de d’enfance. Bastien et Chloé apprennent à être vulnérables, à se faire confiance pour la première fois. Je connais des adultes qui traversent la vie sans être capables de ce lâcher-prise terrifiant, précieux et mature, qui fait justement grandir. Bien sûr, cette confiance a forcément à voir avec la violence, car si elle est bafouée, c’est la pire trahison possible.
Le corps de Chloé est beaucoup moins sexualisé que dans le roman graphique de Bastien Vivès, qui en faisait une lolita. Pourquoi ?
C’est totalement volontaire. Le personnage de Chloé a quelque chose de viril, mais cette virilisation n’est pas synonyme de désexualisation, au contraire. Je trouve ça très sexy une femme virile, ou qui s’ignore dans sa beauté. Une femme qui est dans la séduction, ça m’ennuie, je n’ai pas envie de filmer ça. J’ai aussi écrit un rôle que j’aurais voulu incarner à cet âge-là, parce que j’ai souffert de clichés sur la féminité qu’on m’a collé à la peau. Sarah [Montpetit, qui interprète Chloé, le personnage féminin principal, ndlr] a cette énergie-là dans la vie, elle est balancée entre des énergies masculines et féminines. J’aime qu’elle ne soit pas dans une sensualité exacerbée. Si elle est désirable, c’est à son insu. Dans la bande dessinée, elle s’offre complètement, parce qu’elle est un objet de fantasme et de projection pour le personnage masculin.
La scène de masturbation féminine est sexy évidemment, parce que le geste de se donner du plaisir est beau et déroutant, mais elle ne prend pas une tournure hypersexualisée. J’aurais pu montrer son corps en maillot de bain, en gros plans. Mais en fait, c’est la montée de désir sur son visage, sur Bastien qui la regarde en silence, qui créé la tension sensuelle.
Le sérieux de cette scène est contrebalancé par des dialogues pince-sans-rire. C’est un mécanisme d’écriture qui revient à plusieurs reprises.
Je ne voulais pas que la sexualité soit un truc sérieux, sulfureux, mystérieux, comme on le voit souvent au cinéma. Le sexe, c’est aussi parfois très drôle. On peut être emballé, vivre quelque chose de très intense, et la seconde d’après être dans une autre énergie. Il y a quelque chose de très prenant dans le désir. Quand on arrive à le désamorcer, c’est comme une respiration nouvelle.
La virilité de Chloé est d’autant plus frappante qu’elle est mise en miroir avec la sensibilité romantique de Bastien, souvent attribuée à des personnages féminins.
Tout est filmé du point de vue de Bastien, parce que je voulais, selon le principe pur du romantisme, que son environnement reflète son intériorité. L’omniprésence de la nature aux côtés de ce personnage permet de dépeindre une autre forme de virilité, quasi absente de nos récits collectifs. A tort, parce qu’adolescente, mes copains me racontaient leurs histoires d’amour de la même façon que mes copines. Bastien n’a pas l’air plus « faible » parce qu’il se laisse aller à ses émotions. J’ai eu de la chance que Joseph Engel [l’acteur qui interprète Bastien, vu dans vu La Croisade de Louis Garrel, ndlr] accepte de me montrer ça. Il est jeune et moderne ! D’autres auraient peut-être été trop fiers.
Chloé a les attributs d’une sorcière. C’est une filiation qui vous parle ?
Oui et non. Inconsciemment peut-être, j’ai écrit un personnage de sorcière. Elle a les cheveux noirs, longs, mais ce sont des cadeaux qui m’ont été donnés par Sarah. Je n’avais pas prémédité son apparence physique. Par contre, je voulais qu’elle soit insaisissable, et c’est ça qui caractérise les sorcières, non ? On voulait s’en débarrasser parce qu’elles résistaient aux normes.
Votre premier court métrage, Judith Hotel, évoquait déjà la mort à travers l’histoire d’un insomniaque qui cherchait le sommeil. Pourquoi cette attraction pour le thème de l’au-delà ?
J’ai perdu mon père quand j’avais dix ans, ça m’accompagne depuis longtemps. Le deuil, ça ne vous quitte jamais, mais c’est polymorphe, ça évolue avec le temps. Être confrontée à cette absence soudaine, très tôt dans ma vie, ça m’a poussée à essayer d’en faire quelque chose, le sublimer. Tout ça explique sûrement mon penchant pour le surnaturel, l’entre-deux-mondes. Ils permettent de convoquer les fantômes, de transformer la mort en une présence bienveillante.
JUDITH HOTEL de Charlotte Le Bon
En même temps, les pulsions de mort du film sont liées au désir, et à un geste créateur : Chloé se met en scène, se photographie dans des situations morbides.
Oui, c’est vrai qu’il y a une forme de création. C’est hyper bateau de dire ça, mais la mort, c’est l’inconnu. Et les espaces inconnus sont des sources d’inspiration infinies, parce que tout y est possible. Dans le fait de tomber amoureux pour la première fois, il y a quelque chose qui est de l’ordre de la « petite mort », l’action de se laisser aller, d’être à la merci pour la première fois. Il faut laisser partir, mourir une partie de soi pour accéder à cet endroit. C’est bizarre quand même, cette imbrication, cet Eros et Thanatos qui ne veulent pas se quitter. Tout comme c’est bizarre de dire que l’orgasme est une « petite mort », non ? Sans doute parce que pour jouir, il faut se laisser aller et que le laisser-aller ultime, c’est la mort.
Le désir a quelque chose de terrassant pour vous ?
Oui, mes premières pulsions, et celles que les autres pouvaient éprouver envers moi, me terrifiaient quand j’étais jeune.
A quoi a ressemblé votre adolescence ?
Mélancolique et solitaire. A 16 ans, je pense que j’ai flirté très fort avec la dépression. Socialement, je n’arrivais pas à me trouver. Je ne savais ni qui j’étais, ni ce que j’aimais, je ne savais rien. Or, c’est tout ce qui existe quand on est adolescent : la vie sociale et amoureuse. J’étais avec un garçon qui me faisait du mal, des amies qui n’étaient pas forcément des bonnes amies. C’est ce que le film montre aussi : avoir besoin du regard des autres pour se définir. Il y a des esprits très forts, qui se définissent seuls. Ce n’est pas mon cas, j’avais un fort désir d’appartenance.
Le film ressemble à un souvenir vaporeux. Est-ce pour cela que vous avez utilisé le format 16mm ?
J’avais envie qu’on soit dans la tête de quelqu’un qui se remémore un été – et pas qui le vit en temps réel. Bizarrement, le Super 16 [format de pellicule inventé en 1969, qui donne un grain particulier, ndlr] créé une proximité tout en imposant ce filtre de la magie du cinéma, qu’on ne retrouve pas en digital. Le digital montre trop, est plus précis que l’œil humain. Pourquoi aurait-on envie de voir les choses « mieux » que dans la vie ? L’absurdité ultime, c’est que les progrès digitaux servent à se rapprocher le plus possible du 35mm [format standard utilisé en argentique, ndlr]. Comme je viens des arts visuels, il y a quelque chose dans la brillance de la pellicule, les couleurs, les noirs, les contrastes, qui m’intéressait avec le 35mm, sans tomber dans l’esthétisme à outrance.
Quel rôle a joué votre grand-mère maternelle, dont vous exposez les paysages impressionnistes sur votre site officiel ?
Elle m’a appris à peindre à l’huile. Le premier tableau qu’on voit en entrant à gauche [dans la galerie Idem du quartier Montparnasse où se fait l’interview, et où Charlotte Le Bon expose ses œuvres jusqu’au 22 décembre, ndlr] c’est un tableau d’elle, fait quand j’avais seize ans. Elle a commencé à peindre très tard, et vivait recluse dans la forêt avec mon grand-père – mais genre vraiment recluse, le vide autour. C’était une façon de remédier à sa solitude.
Fantôme d’amour, lithographie de Charlotte Le Bon
Comment vous sentez-vous aujourd’hui par rapport à l’image de jeune fille modèle qu’on a pu vous assigner ?
Dès que je voulais montrer autre chose, déborder un peu du cadre, on me disait : « Non, on va se limiter à ça, ça nous suffit. » Quelle frustration. Aujourd’hui, je sors un film et je lis dans la presse : « A la surprise générale, son film n’est pas trop mal. » C’est drôle, cette façon de formuler les choses. Je comprends, parce que jusqu’à présent, je n’avais rien fait qui soit en totale adéquation avec ce que je suis vraiment. Mais pendant tout ce temps, je savais que j’avais d’autres couches en moi, et le décalage avec le regard des autres était douloureux. J’ai toujours voulu montrer une noirceur. Souvent, je ne m’identifiais pas aux rôles raisonnables qu’on me proposait et on ne me choisissait pas pour des rôles plus sombres.
Quand vous écriviez vos sketchs pour Le Grand journal en tant que Miss Météo, de 2010 à 2011, vous aviez du plaisir à écrire ?
Je sortais de sept ans de mannequinat qui m’avaient bien plombée. Je l’ai vécu à une autre échelle en tant qu’actrice, mais dans ce milieu de la mode, on est qu’une image. Il n’y a rien deplus déshumanisant que d’être réduit à l’apparence. A Canal +, c’était libérateur d’avoir un espace où j’ai pu montrer tout le côté zinzin qui m’habitait. J’étais accompagnée de gens qui aimaient ma folie et me laissaient faire des trucs hors cadre pour la télévision. On a fait des sketchs carrément expérimentaux, ça frôlait Jodorowsky [Alejandro Jodorowsky, artiste et réalisateur franco-chilien dont les films, comme El Topo, 1970, ou La Montagne sacrée, 1973,sont emprunts d’ésotérisme, ndlr], même si je n’ai pas du tout la prétention de faire du Jodo !
Vous allez interpréter Niki de Saint Phalle au cinéma, dans un biopic de Céline Sallette. Qu’est-ce que cette plasticienne, très engagée pour la libération des femmes, vous inspire ?
Elle était féministe à une époque où les femmes artistes n’avaient aucun espace. Elle défendait des idées par la parole, mais l’échelle de son travail parle de lui-même : le jardin des Taros, les Nanas, les Tirs… Que des œuvres gigantesques, volontairement chargées, qui prennent de la place, assument un excès et une violence dans le rapport à la féminité. C’était une femme mariée, avec des enfants, partie pour avoir une vie cadrée, qui a tout quitté pour poursuivre sa carrière d’artiste [figure du mouvement des Nouveaux réalistes, Niki de Saint Phalle nous a quittés en 2002, laissant derrière elle de nombreuses sculptures mythiques, dont Gila, maison monstre, King Kong et Le Golem, ndlr]. C’était une question de survie. Et puis, il y a la question de la maternité, abordée sous l’angle dans l’abandon, qui est très taboue. Je suis très excitée et intimidée à l’idée de l’interpréter.
Falcon Lake de Charlotte Le Bon, Tandem (1 h 40), sortie le 7 décembre
Falcon Lake Tales, exposition jusqu’au 22 décembre, galerie Idem, Paris 14e
Portrait © Mathieu Delbreuve
Images © Tandem Films