Décrivez-vous en trois personnages de fiction.
Apu, tour-à-tour enfant, adolescent, puis jeune homme, dans la trilogie de Satyajit Raye [célèbre saga indienne qui retrace sur plusieurs décennies l’histoire d’un garçon pauvre dans le Bengale rural des années 1920, ndlr]. J’ai moi-même connu ce départ de province vers une grande ville, cette culture permise par l’école et les livres.
Le numéro deux est un prêtre : Nazarin, dans le film éponyme de . Comme disait le cinéaste, c’est quelqu’un qui essaye de vivre en accord avec ses idéaux, même si ça rate.
James Stewart dans Vertigo d’Alfred Hitchcock, parce que c’est un personnage hanté, pris dans une histoire d’obsession liée à une femme. J’aime beaucoup cette idée d’un héros « mono-maniaco-obsessionnel ».
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Trois réalisateurs vivants ou morts avec lesquels vous aimeriez dîner ?
Luis Buñuel. Je lui parlerais de son père, de son enfance à Calanda, de Federico García Lorca [poète espagnol avec lequel il fonde en 1923 l’Ordre de Tolède, dont le but était de déambuler ivre dans cette ville sainte, afin de trouver des sources d’inspiration, ndlr], de la résidence d’étudiants à Madrid, de Salvador Dalí qui l’a fait chier à New-York lorsqu’il l’a dénoncé comme communiste… Il faudrait plus d’un dîner, mais le connaissant je ne sais pas s’il serait loquace. Comme dirait Buñuel : « tengo mis dudas », ce qui veut dire « j’ai des doutes ». Mizoguchi aussi bien-sûr, et un autre que j’ai connu et aimerais revoir : Manoel de Oliveira. Pour le centième anniversaire d’Ozu, en 2003, à Tokyo, il avait écrit un magnifique texte sur l’amour pudique, platonique, non sexuel, présent dans les films d’Ozu. Ensemble, on était allés sur sa tombe.
Trois films dans lesquels vous aimeriez vivre ?
Sans hésiter, de Jean Renoir (1946). À cause de Sylvia et Georges Bataille, Henri Cartier-Bresson [assistant-réalisateur sur le film, ndlr], qui était accessoiriste, Éli Lotar qui était cadreur… L’idée, c’est aussi de vivre le film avec ceux qui l’ont fait. Au bord de la mer bleue de Boris Barnet (1935), un film russe sublime qui se passe au bord de la mer Caspienne, sur deux jeunes hommes qui échouent dans un kolkhoze et tombent amoureux d’une jeune fille blonde. Jean-Luc Godard a écrit de très belles choses sur ce film et son thème qui rappelle François Truffaut. Le troisième, un film que Janine Bazin avait programmé au Festival de Belfort : Il était une fois un merle chanteur d’Otar Iosseliani (1950) [cinéaste géorgien, dont la poésie burlesque le rapproche de Jacques Tati, ndlr]. Les personnages passent leur temps à boire, discuter, avec un plaisir de vivre épicurien.
Didier Lestrade, quel cinéphile es-tu ?
Un film de série B que vous avez vu plus de trois fois ?
Le Démon des armes de Joseph H. Lewis (1950), qui mêle l’esthétique du film de série B avec des décors naturels. Il a beaucoup influencé les scènes de cambriolage, les plans-séquences de voiture du Bonnie and Clyde d’Arthur Penn (1967), et même la Nouvelle Vague. C’est la fin de l’ère du studio, le début des tournages en extérieur : le film joue de cet entre-deux. Bonus : Détour de Edgar George Ulmer (1945), un film de voiture avec un héros poissard joué par Tom Neal. Plus il veut se rapprocher de la femme qu’il aime, plus il s’en éloigne.
Le film que vous avez vu au moins trente fois ?
À la fois pour des raisons de passion et de travail, Vampyr de Carl Theodor Dreyer (1932). J’ai fait ma thèse de doctorat sur la scène d’ouverture de l’auberge, qui annonce en termes de motifs figuratifs des éléments qui seront repris dans tout le film. Je le connais par cœur, et je ne m’en suis jamais lassé.
Trois films méconnus que vous aimeriez faire connaître ?
Double Destinée (La otra) de Roberto Gavaldón. Au Mexique, il y a une vraie richesse d’un certain cinéma populaire de l’âge d’or, qui est vraiment à découvrir. Un film oublié que j’ai vu en 1982 au festival des Trois Continents, qui n’est ni distribué, ni sorti en DVD : Mi Bemol de l’Indien Ritwik Ghatak (1961), sur une troupe de théâtre populaire. Et Printemps dans une petite ville du Chinois Fei Mu (1948), un drame quotidien ignoré à sa sortie [l’histoire d’un triangle amoureux dans un petit village en ruine après la Seconde Guerre mondiale, ndlr].
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Vos trois films préférés de la Shochiku ?
Voyage à Tokyo de Yasujirô Ozu (1953), un grand film sur la famille. Ce que j’aime beaucoup, c’est l’idée que la belle fille, Setsuko Hara, est plus proche des parents que leurs enfants de sang. Le thème de l’après-guerre est traité avec beaucoup de délicatesse.
Un moyen-métrage de Mikio Naruse, Bon courage, larbin ! (1931), édité chez Criterion. Le film parle d’un père qui a un petit métier, dont les enfants ont un peu honte. C’est ce qu’on appelle les débuts du shomingeki [genre néo-réaliste qui s’intéresse au quotidien des classes moyennes, ndlr]. Naruse a eu un rôle essentiel dans ces films qui mêlent burlesque et côté tragique, social. Ozu, qui a réalisé Les Gosses de Tokyo en 1932, a sûrement été très marqué par ce film. En dernier, Cinq Femmes autour d’Utamaro de Kenji Mizoguchi (1946).
Un film à regarder à trois heures du matin, une nuit d’insomnie ?
Il faut soit trouver un film soporifique qui vous endort, soit un film qui vous rende heureux de ne pas dormir. Je dirais donc Haute Pègre d’Ernst Lubitsch (1932). Autant rester éveillé de manière joyeuse !
Image © Aurélie Lamachère