CANNES 2024 · Christophe Honoré : « Chiara Mastroianni a cette facilité à exprimer des choses brumeuses que je ressens. »

Dans le vertigineux « Marcello mio » (en Compétition officielle à Cannes), Chiara Mastroianni décrète soudain qu’elle est son père, Marcello Mastroianni, l’acteur iconique de « 8 ½ », et abandonne sa propre vie pour l’incarner absolument. Après « Non ma fille tu n’iras pas danser » (2009) ou « Chambre 212 » (2019), Christophe Honoré propose à son actrice bien-aimée ce rôle interdit qu’elle embrasse, aussi légère qu’intrépide, comme une réappropriation aventureuse de son histoire, forcément hantée par le cinéma. Le cinéaste nous parle de ce jeu trouble entre invocation, incarnation et émancipation.


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C’est un peu provoc de proposer à Chiara Mastroianni le rôle de son père. Mais, qu’elle accepte, c’est aussi une bravade de sa part, non ?

C’est une profanation, une transgression. Ce qui est très étonnant, c’est que, quand je lui ai fait lire le scénario, elle m’a appris que 2024 serait l’année du centenaire de la naissance de Marcello. Étant son héritière, ayant les droits moraux sur son œuvre, elle est sursollicitée par tous les festivals internationaux pour des soirées d’hommage. Une des premières choses qu’elle m’a dites, quand elle a lu le scénario, c’est : « Ah, c’est bien. Ça m’évitera d’y aller à chaque fois. » J’ai vraiment la chance qu’on ait cette complicité-là, Chiara et moi – je pense que, pour Catherine Deneuve [sa mère, qui joue son propre rôle dans le film, ndlr], c’est très étonnant. Son premier mouvement à elle, ça a été : « Il n’en est pas question. » Catherine avait l’impression qu’on avait comploté ça derrière son dos.

Mais Chiara ne m’a rien raconté, je n’ai lu aucune biographie de Marcello, j’ai rêvé les choses. Catherine avait très peur, elle m’a dit que, pour elle, jouer Catherine Deneuve, c’était la chose la plus ennuyeuse qui soit. Elle a accepté sur la promesse d’un tournage joyeux, avec des gens qu’elle aime beaucoup. Je vois bien qu’elle s’amuse à créer un personnage de Catherine Deneuve, comme Melvil Poupaud joue un personnage de Melvil Poupaud ou Fabrice Luchini joue un personnage de Fabrice Luchini. Le film n’est pas du tout embarrassant sur leur identité propre. Je ne suis pas un cinéaste obsédé du réel – je crois que le cinéma est fait pour révéler le vrai, et ce n’est pas la même chose.

Vous avez souvent dit que Chiara Mastroianni était l’actrice par laquelle vous vous exprimiez le plus. Le film met en scène cette question de l’alter ego, du double de fiction, de comment se débattre avec…

On pourrait penser que ce film est très éloigné de moi, parce que mes parents ne sont pas Catherine Deneuve ni Marcello Mastroianni, que ce milieu n’est pas le mien. Mais c’est vrai que Chiara a cette facilité à exprimer des choses assez complexes, parfois brumeuses, que je ressens. Et c’est sûr que, dans le rapport à son père, j’ai projeté beaucoup du mien.

Comme souvent dans votre cinéma ou dans vos pièces, on a affaire à un fantôme. Chiara Mastroianni se laisse hanter, posséder par son père – mais, pour elle, ça paraît presque un jeu…

Quand j’ai commencé à penser à un film autour de la personnalité de Chiara, je lui ai demandé l’autorisation. Je croyais vraiment qu’elle allait me dire non, mais au contraire ça l’a beaucoup fait rire. Elle m’a dit que ce serait très drôle pour elle de jouer ça. Ça m’a donné l’élan pour une comédie sur la filiation, sur le fait d’être identifié à quelqu’un, de finir par disparaître soi. Pour avoir travaillé avec Léa Seydoux ou Louis Garrel, j’ai souvent vu des acteurs confrontés à cette idée du népotisme – on essaye de les délégitimer en faisant d’eux uniquement des héritiers. Ça me semble un argument intellectuel assez pauvre… Avec Chiara, on a fait beaucoup de films ensemble, et chaque fois qu’on rencontrait des journalistes, français ou étrangers, la deuxième ou troisième question, c’était en gros : « Et alors, votre maman ? Votre papa ? » J’ai toujours trouvé ça incroyablement violent. Cette infantilisation vient peut-être du fait que c’est une actrice – face à un acteur, peut-être qu’on ose moins.

Je crois que ça touche aussi les gens dont les parents ne sont pas célèbres. Moi, je viens d’un petit bled breton, et j’étais le fils du prothésiste dentaire. À un moment, on est tous réduits à des gens qui, certes, nous ressemblent, mais qu’on trouve très différents de nous. Comment se sort-on de ça ? Le moyen que trouve Chiara, c’est le jeu. C’est comme si elle obéissait à ce que le monde attend d’elle, qu’elle allait au bout. Au fur et à mesure, elle a l’impression qu’elle est mieux en Marcello qu’en Chiara, et donc elle veut continuer, elle se laisse voir comme un écho de son père. C’est là où j’ai installé autour d’elle une sorte de troupe, avec Catherine Deneuve, Fabrice Luchini, Melvil Poupaud, parce que la dépersonnalisation, le trouble d’identité, c’est le cœur de la vie des acteurs.

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Dans les films de possession, il y a souvent cette indécision : la personne est-elle réellement possédée ou bien performe-t-elle ? Comment avez-vous joué avec ce trouble ?

Je ne voulais pas d’une illusion autoritaire. Maintenant, avec l’I.A., on peut mettre le visage de Marcello sur Chiara, mais je ne l’ai utilisée que comme un flash, lorsqu’elle se voit dans le miroir. J’aurais pu continuer, faire jouer Chiara avec les traits de son père. Mais je voulais qu’il y ait un trouble plus fort, constitué d’une mémoire de cinéphile – des situations évidentes comme lorsqu’elle se rend à la fontaine de Trévi comme dans La dolce vita, mais aussi des choses plus secrètes, souterraines. À tout moment, en tant que cinéaste, on a la faiblesse de vouloir réaliser un film sur le cinéma. Moi, je savais que, le jour où j’allais me confronter à ça, ce serait un film sur les acteurs.

Qu’est-ce qu’être acteur lorsqu’on ne tourne pas, dans ces moments de latence, de passivité ? Comment se prépare-t-on au film d’après ? On est beaucoup influencés par les discours sur l’Actors Studio, ou par les entretiens d’acteurs type « J’ai construit ce personnage »… Alors que les acteurs se préparent en se vidant, en s’absentant d’eux-mêmes. Avant d’arriver sur un tournage, il faut pouvoir absolument s’oublier soi. Je ne crois pas du tout qu’il s’agisse de se remplir, car ce ne peut être que de clichés. Chiara pousse ça dans le film, et elle finit par s’absenter d’elle de manière dangereuse.

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Le film prend le ton de la comédie, mais il est aussi porté par une angoisse, celle de disparaître : des écrans, sous un rôle, sous un héritage trop pesant. Chiara Mastroianni va comme au-devant de cette disparition, elle l’embrasse. Comment interprétez-vous cet élan ?

Il y a aussi la disparition du cinéma ! Je repense à Moins que zéro de Bret Easton Ellis, un roman que j’avais adoré quand j’avais 20 ans. Le protagoniste ne cesse de voir inscrit sur les panneaux publicitaires : « Disparaître ici ». Le récit de la disparition me paraît une forme très contemporaine. C’est vrai que Chiara se noie dans sa disparition. Ce qui est terrible, c’est qu’on oublie que Catherine Deneuve et Marcello Mastroianni sont ses vrais parents. Les gens en parlent comme si c’étaient des éléments étrangers, mais c’est son intimité. Ce secret-là, elle l’admet elle-même, c’est un vertige, parce que la mémoire familiale est presque plus constituée de souvenirs de cinéma que de souvenirs à elle. Dans le film, il y a une mise en abyme que peu d’acteurs ou d’actrices ont connue. Je trouve que Chiara l’appréhende avec une délicatesse, une légèreté insensée – ça vient aussi de ses parents parce que Catherine et Marcello, c’était vraiment « never explain, never complain ». Ils mettaient en avant le caractère privilégié des acteurs. C’est une élégance, évidemment. Aujourd’hui, on parle beaucoup des abus de cinéastes envers des actrices – qui sont réels –, mais le cinéma en soi est un acte de cruauté.

Être acteur ou actrice de cinéma, c’est se mettre dans un état de très grande vulnérabilité. C’est permettre à l’autre de s’approcher de soi de manière insensée, incontrôlée. En fin de tournage, ils se rétractent, parce qu’ils ont laissé le monde accéder à eux pendant deux mois. Et donc oui, je vois bien que Chiara, elle s’efface. Je l’ai rencontrée sur Les Chansons d’amour [2007, ndlr], et je l’ai vue essayer de s’effacer dans les plans, elle s’arrangeait toujours pour qu’on ne la voie pas trop. Pourtant, elle avait déjà tourné avec Manoel de Oliveira, Raoul Ruiz, Xavier Beauvois… Je pense qu’elle ressentait une illégitimité. Film après film, avec notre complicité, le fait aussi qu’on ait travaillé ensemble au théâtre [dans sa pièce de théâtre Le Ciel de Nantes, créée en 2021, ndlr] – le lieu interdit pour elle, Catherine n’ayant jamais été sur scène –, elle a trouvé quelque chose qui lui appartenait. Je suis impressionné par la manière dont elle ne se met jamais en scène dans le film – qu’elle joue avec sa mère, avec Benjamin Biolay qui est quand même le père de son enfant, avec Melvil qui est son amour de jeunesse et son meilleur ami… Elle a une force romanesque qui emporte, qui fait que tout est léger. Pourtant, c’est incroyablement complexe.

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Le film prend la forme d’un rêve fiévreux, et cette impulsion, c’est la chanson « Le Grand Sommeil » d’Étienne Daho qui la lui donne…

C’est vrai que c’est le moment où Chiara plonge. Benjamin Biolay lui dit que ce qu’elle veut, c’est réentendre son père l’appeler par son nom de petite fille. Et soudain elle commence à tester si elle est crédible en homme. Deux minutes après, elle croise une passante qui se rend compte qu’elle est une femme. Alors je me suis dit qu’il fallait que ce soit le cinéma qui lui permette d’y croire. J’ai donc imaginé cet écho avec Les Nuits blanches de Luchino Visconti – dans cette scène, on n’est jamais assuré d’être ou non dans l’onirisme. La nuit, sur un pont parisien, elle rencontre un militaire anglais qui ne sait rien d’elle, qui ne se pose même pas la question de son genre, ce qui lui donne l’assurance de prononcer : « Je m’appelle Marcello Mastroianni. » C’est ce qui lui donne l’élan pour travailler sa silhouette.

Cette transformation, c’est important pour moi qu’elle se fasse par étape, qu’elle ne soit pas décrétée. La question du genre n’est pas celle du film – le personnage de Chiara n’est pas une femme qui aurait le désir d’être un homme. Elle essaye de retrouver son père à travers son propre corps. Chiara était très contente quand elle était habillée en homme. Quand elle devait refaire des scènes en Chiara, elle grognait un peu. J’ai vu qu’à un moment elle s’est dit qu’il était plus simple d’être acteur que d’être actrice.

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Marcello Mastroianni avait lui aussi joué du féminin et du masculin dans le rôle d’un homme enceint dans L’Événement le plus important depuis que l’homme a marché sur la Lune, sorti en 1973, de , un cinéaste qui vous est cher. L’avez-vous revu ?

Une fois le scénario écrit, Chiara et moi, on a échangé beaucoup de photos, d’extraits de Marcello. On imagine mal aujourd’hui la vedette internationale qu’il a été. Il avait une virilité incroyablement moderne. Il détestait qu’on le traite de latin lover, et il n’a cessé de jouer des rôles d’impuissant [dans Le Bel Antonio de Mauro Bolognini, sorti en 1961, ndlr], d’homosexuel [dans Une journée particulière d’Ettore Scola, sorti en 1977, ndlr].

Dans les films de Federico Fellini, il n’est jamais tellement à la hauteur du désir que les femmes projettent sur lui. Il arrive avant les Delon, les Belmondo, et il a déjà cette façon très contemporaine d’être un homme. Il a une féminité, une manière de croiser les jambes, de fumer… C’est vrai qu’il y a ce film de Demy – où il y a aussi Catherine Deneuve, qui n’a fait que quatre films avec Marcello. Le film a été réalisé juste après la naissance de Chiara, en 1972. C’est assez troublant de se dire que si peu de temps après, Demy a confié à Marcello un rôle d’homme qui peut mettre au monde. Dans un sens, ce que je demande à Chiara, c’est l’inverse. Peut-elle faire revenir son père à travers elle ? Là où le film a sa part de mélancolie, c’est que c’est un échec.

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Pour vous, c’est aussi un film de deuil ?

Oui. Chiara et moi, on a travaillé au théâtre sur cette pièce, Le Ciel de Nantes, pour laquelle je demandais à des acteurs de faire revenir des gens de ma famille qui étaient morts. Ce film vient aussi répondre à ce projet : interroger cette capacité étrange du cinéma à rendre les fantômes plus vrais que nature. L’histoire du cinéma est constituée de films faits par des gens qui ne sont plus là. S’enfermer au cinéma, c’est un peu s’enfermer dans un tombeau et penser que ce qu’on voit sur l’écran est plus vivant que le vrai monde. Quand on réalise des films, on sait très bien qu’on est en train de filmer quelque chose qui disparaît. Et c’est forcément très troublant pour des enfants d’acteurs de se dire qu’ils peuvent retrouver leurs parents dans des fictions, dans lesquelles ils les reconnaissent sans les reconnaître. Le film va au bout de cette cruauté, quand Catherine finit par prendre Chiara pour Marcello. D’entraîner les autres dans son rêve, c’est une chose, mais, pour les personnes qui participent, c’est un prix fort à payer.

Marcello mio de Christophe Honoré, Ad Vitam (2 h), sortie le 22 mai

Le Festival de Cannes se tiendra cette année du 14 au 25 mai 2023.

Portrait © Marie Rouge pour TROISCOULEURS

Photogrammes © Jean-Louis Fernandez