CANNES 2024 · Alexis Langlois : « Je suis absolument pour l’autodétermination, je crois qu’on devrait être complètement libre de faire ce qu’on veut avec son corps. »

[INTERVIEW] Avec son génial film musical « Les Reines du drame », présenté en Séance spéciale à la Semaine de la critique, Alexis Langlois explose tous les codes de genre et de forme. Romance passionnée et tragique sur un demi-siècle entre une chanteuse pop, Mimi Madamour (Louiza Aura), et une chanteuse punk, Billie Kohler (Gio Ventura), narrée par un Youtubeur botoxé trop intense (Bilal Hassani), le film convoque pêle-mêle des références ciné pointues et l’imaginaire de la pop-culture des années 2000/2010 pour s’autoriser tous les excès. Tout en parvenant à être irrésistiblement émouvant. Sur une plage cannoise, Alexis Langlois nous a livré les secrets de son premier long métrage.


Le film se déroule sur 50 ans et pose la question du vieillissement des stars. Comment ça te touche, quel rapport tu entretiens avec les divas vieillissantes ?

Il y a cette expression, « vieille âme ». J’ai toujours eu l’impression d’être une vieille personne dans un corps plus jeune. Je me suis toujours identifié·e aux divas un peu soit too much, soit vieillissantes, décadentes. Au départ, c’était pas vraiment questionné, c’était un goût pour les vieilles actrices. Je pense évidemment au film de Billy Wilder, Sunset Boulevard, à Judy Holliday, Elizabeth Taylor… Ce sont des figures qui me touchaient particulièrement. Et puis, en tant que personne queer féministe, je trouvais que dans Les Reines du drame, c’était beau de célébrer celles qui sont souvent moquées.

Dans ton court métrage Les Démons de Dorothy (2021), tu faisais jouer un rôle de mère monstrueuse à Lio. Ici, tu as casté Mona Soyoc et Asia Argento pour jouer des chanteuses oubliées. Il y en a une des deux qui est carrément SDF. Comment est-ce que tu arrives à les convaincre de jouer ce genre de rôles ?

J’avais un désir très fort pour elles. Asia a aimé le scénario, je crois que ça se sentait que j’avais beaucoup d’amour pour tous les personnages. Le film célèbre ces chanteuses.  Il y avait sans doute quelque chose d’intéressant et amusant à jouer Magalie Charmer qui est flamboyante et excentrique. Et j’ai l’impression qu’au-delà du rôle, Asia avait envie de faire partie de l’aventure du film. Et moi, j’avais terriblement envie de travailler avec elle.

Elle amenait avec elle un imaginaire de cinéma, une force, une fragilité et une poésie que j’ai adoré filmer. Pour Mona, c’est un peu différent. Je pensais vraiment à elle pour la musique et ensuite je me suis dit que ça serait intéressant de lui proposer le rôle. Elle n’avait jamais joué, ça l’angoissait, je lui disais qu’on allait répéter. Que ça ne me faisait pas peur. Je l’avais vue en concert plusieurs fois, elle a une présence extraordinaire, donc je me suis dit qu’on arriverait à faire quelque chose. C’est le rôle le plus dur, la star vraiment oubliée. Mais je crois que le fait que ce soit un miroir du personnage de Billie, ça l’a excitée.

« Intégrer des personnages queer dans des grands récits, ça m’excitait beaucoup »

Tu as parlé avec elles des chanteuses réelles que tu avais prises pour modèle pour leurs rôles, comme Mylène Farmer pour celui d’Asia Argento ?

Pas vraiment. En fait, tous les personnages sont un agglomérat, même si ce n’est pas un jeu du bingo. L’idée n’est pas de trouver toutes les références, c’est juste ma manière de travailler : je me nourris de plein de choses, c’est la manière dont ça ressort. Pour Magalie Charmer, évidemment, il y a un peu de Mylène Farmer, mais on a aussi parlé d’Arielle Dombasle, parce qu’elle la connaît très bien. Asia a souvent joué des rôles très en force et là c’était un personnage plus éthéré, on est allé chercher des choses qui n’étaient pas forcément naturelles, c’était vraiment de la composition.

Pour Mona Soyoc, c’est ma sœur, Injuste [actrice dans tous ses courts métrages, ndlr] qui m’a fait découvrir Kas Product, on était allé les voir il y a dix ans. Il existe une photo où je suis face à la scène, on dirait que Mona Soyoc me regarde en chantant. Je l’adore, je l’ai envoyée à Mona et elle trouvait que c’était fou. Injuste était fan au lycée et me l’a fait découvrir. C’était aussi une manière de lui faire un petit clin d’œil [Alexis Langlois lui avait d’abord proposé le rôle de Billie, qu’Injuste a préféré décliner, ndlr].

Tu es très influencé·e par le cinéma classique hollywoodien, aussi ici dans la construction scénaristique, très construite, justement. C’est rare pour les cinéastes qui font un cinéma moderne et novateur. De quoi tu t’es inspiré·e ?

La première chose, c’est vraiment le romanesque, le lyrisme un peu plus grand que nous, le fait que le cinéma décuple les histoires, les sensations et les émotions. Il y avait la volonté d’intégrer des personnages queer dans des grands récits, ça m’excitait beaucoup. Il y avait évidemment la portée politique. Et puis les références au cinéma que j’aime, tout simplement. On m’a aussi beaucoup alerté·e par rapport au style un peu flamboyant et outrancier de mes courts-métrages [A ton âge le chagrin c’est vite passé, 2016 ; De la terreur mes sœurs, 2019, ndlr].

Toutes les personnes qui se sont engagées sur le projet, notamment Inès Daïen Dasi, ma productrice, m’ont dit de faire attention parce que sur un long métrage, ça ne tiendrait peut-être pas. C’était hyper important que les gens soient émus par cette histoire d’amour et déchirés par leur rupture. Avec Carlotta Coco et Thomas Colineau, mes coscénaristes, on a réfléchi à un récit qui soit justement extrêmement classique. Le film est un rise and fall, une histoire de passion et de rivalité comme dans Une étoile est née [George Cukor, 1955, ndlr], ou Phantom of the Paradise [Brian de Palma, 1974, ndlr] – le grand modèle du film. Ce canevas classique très droit me permettait aussi d’être ensuite plus libre dans la forme.

Le film est queer jusque dans sa forme, le genre de la comédie musicale permet de faire évoluer l’histoire à travers les chansons. Qu’est ce qui te stimulait dans cette manière de raconter une histoire d’amour et de réinvention de soi ?

J’adore les comédies musicales, il y a quelque chose d’ultra formel – on est dans la pure fiction, personne ne chante dans la vie comme ça -, ça autorise des choses en mise en scène. C’est aussi une porte d’entrée directe vers les émotions des personnages. Parce que finalement, c’est comme une tirade face au public au théâtre. On parle d’un chagrin d’amour, du monde qui s’écroule littéralement sous les pieds, on peut faire une chanson qui parle d’un sentiment pur et direct et faire ressentir les émotions des personnages aussi intensément qu’eux les ressentent.

Tu vas vers le camp ultime. La romance entre les deux héroïnes est pastichée dans un drag show drôle et cruel…

C’était aussi une référence classique. On voulait que ça soit comme dans une tragédie, avec le chœur qui résume l’histoire vers le milieu du film et qui le rejoue de manière presque grotesque. L’idée était aussi de parler de cette impression qu’on peut avoir que le corps et l’histoire des célébrités nous appartiennent, c’est terrible. Dans cette scène, on est du côté de Mimi, qui souffre en regardant le show, et j’ai l’impression que ça peut aider à reconsidérer notre rapport aux célébrités, la façon dont on aime les adorer et parfois les détester, se moquer d’elles. J’espère que ça nous questionne sur notre propre regard.

« Le star system représente le monde hétéronormé. »

Le film critique le star system, la manière dont ça peut détruire des parcours, des identités, des histoires d’amour. En même temps, c’est aussi un hommage au role models

Dans le film, les personnages aiment tous mal. Ce qu’on voulait raconter, c’est que c’est très difficile, en tant que personne queer, de véritablement être soi-même et de s’aimer, donc de « bien » aimer les autres, dans un monde ultra normé. Le star system représente en fait le monde hétéronormé.

L’esthétique est très travaillée. C’est artificiel, glam, kitsch, mais certaines séquences usent de l’esthétique smartphone ou imaginent le Youtube de 2055, d’autres encore le clair-obscur, comme dans les films de zombies. Comment vous avez collaboré, avec ta chef-opératrice Marine Atlan, pour faire coexister tous les régimes d’images et les références ?

Il y a quelque chose, on peut dire, de l’ordre de la magie, le film évolue, on est tellement proche des émotions des personnages que c’est ça qui crée de la cohérence. Avec Marine, c’était hyper amusant parce qu’on a de grandes cinéphilies l’une et l’autre. Pas tout à fait la même, mais on se rejoint. On a une passion commune pour De Palma et pour le cinéma classique. Comme Marine est aussi cinéaste, on parle beaucoup de mise en scène et on fait toujours le découpage ensemble. C’est peut-être ça aussi qui crée cette cohérence, on a un langage commun et on est de la même génération.

Quand il fallait mélanger des esthétiques – on avait comme mantra de faire une Technicolor des années 2000 -, on convoquait aussi bien la Nouvelle Star que La Blonde et moi de Franck Tashlin [1956, ndlr]. En analysant des films, en commençant à découper, on savait que ça allait être un film de fondus enchaînés. Parce qu’en regardant des castings de la Nouvelle Star, on s’est rendu compte qu’il y en avait plein. On se disait qu’il y avait finalement un lien esthétique entre le cinéma classique et la télé. L’idée, c’était de reprendre des codes un peu triviaux et de les resublimer. Comme si c’était passé à la moulinette télé et qu’on essayait de refaire quelque chose de grandiose.

Comme dans Les Démons de Dorothy, on retrouve dans Les Reines… ton goût pour les prothèses de visage et de corps et la chirurgie esthétique XXL. Pourquoi ça t’intéresse, qu’est-ce que ça raconte de notre époque, d’après toi ?

Je suis absolument pour l’autodétermination, j’aime l’idée qu’on ait envie de pas faire de chirurgie ou qu’on ait envie d’en faire, je crois qu’on devrait être complètement libre de faire ce qu’on veut avec son corps. Que ce soit pour des questions de transition de genre par exemple, que de transformer son corps comme on a envie qu’il soit. C’était important dans le film, comme il y a l’idée du mainstream et de l’underground. Les personnages glissent, celle qu’on croit mainstream est peut être plus underground que celle qu’on croit underground, c’était comme un miroir inversé.

On n’est jamais ce qu’on croit être, ou alors on est un peu tout à la fois. C’était important aussi qu’un des deux personnages se transforme, alors même qu’il pensait que la pureté n’était pas à cet endroit-là. Le personnage de Billy, au contact de Gio Ventura, a changé. A l’écriture, Billy avait plutôt un avenir à la Dolly Parton, mais c’est devenu un personnage « F-to-something » [assigné femme à la naissance et qui transitionne vers un genre fluide, ndlr]. Ça m’excitait d’avoir un personnage comme ça, XXL, mais qui fait exploser tous les genres. Pour Mimi, c’était plutôt Britney-to-Rebeka Warrior [qui cosigne d’ailleurs la B.O. des Reines du drame, ndlr].

Au cinéma, les corps de butchs et de femmes bodybuildées existent encore très peu. Quel sens ça prend pour toi, de mettre en avant un physique comme celui de Gio au centre de ton premier long métrage ?

C’est important pour moi de montrer notre communauté. C’était évidemment politique et en même temps d’une simplicité folle. Il fallait que ce personnage ne soit pas dans la norme, parce que les butchs ne sont pas la norme du féminin. Si je choisis des personnes, c’est aussi pour leur personnalité et pour leur aura. Je voulais presque faire du sur-mesure. C’est à dire qu’il y avait la robe, l’écrin, et ensuite on a retravaillé en fonction des personnalités de Gio et Louiza Aura, les deux ont apporté beaucoup. Les personnages ont évolué à leur rencontre.

C’est un film queer, j’essaie d’être la plus intersectionnel·le possible. Aucun des castings de mes films n’est constitué que de personnes blanches. C’est une des choses qui me dérangent dans le cinéma français, que je trouve soit très blanc, soit avec la tendance d’aller enfermer les personnes non blanches dans des stéréotypes. Je voulais non seulement avoir des personnes racisées au casting mais surtout leur offrir des rôles différents. Louiza a entre autres apporté la revendication d’une identité racisée et nous avons réfléchi ensemble à comment faire en sorte que cela traverse le film et prenne du sens pour elle.

Il n’y a pas de véritables scènes de sexe entre les héroïnes, mais une scène métaphorique où elles dansent en club de manière hyper sensuelle, intense et joyeuse. Pourquoi avoir choisi ces détours ?

C’est une question que je me suis pas mal posée. C’est un film queer, mais c’est aussi un film lesbien. Et comme je ne suis pas lesbienne, j’ai considéré que ce n’était pas mon endroit de faire une scène de sexe. En revanche, il fallait qu’on croie à cette passion. C’était la question de comment le cinéma peut aussi servir de métaphore. Effectivement, il y a la scène du club que j’ai pensée comme l’acmé de leur amour, de leur passion, de leur désir. Je leur disais « il faut que ça soit plus érotique que si on filmait des corps nus ».

Bilal Hassani complète le trio de révélations du film. Il est exceptionnel de drôlerie et va très loin dans l’hystérie de fan, jusqu’à la monstruosité. Comment vous avez discuté et travaillé ensemble pour en arriver là ?

Je crois que ça ne lui faisait pas peur. Bilal connaissait mes films, les aimait parce que c’est comme ça qu’on s’est rencontrés. Il savait que l’outrance faisait partie des films, donc ce n’était pas quelque chose qui lui était réservé. Et puis d’ailleurs, tous les personnages sont dans une émotion XXL. Bilal a aussi un passé de fan – pas aussi hardcore que Stevie -, il avait déjà dormi devant Bercy pour un concert.

Comment tu diriges ton casting pour leur transmettre tes visions ?

Je pense que le secret, c’est d’être le plus à l’écoute possible. J’ai voulu que chaque personne lise le scénario et me dise s’il ou elle était ok avec le film, par ce que ça racontait. Il y a certaines choses qu’ils ne voulaient pas faire. J’ai accepté. Par contre, il y avait des choses qui étaient importantes et dont je ne pouvais pas me passer. C’est un jeu d’écoute. Pareil pour les répétitions. On a répété quasiment neuf mois. L’idée, c’était de travailler ensemble des méthodes pour ne pas être dans la souffrance.

On faisait un film où ça pleure beaucoup, mais on a utilisé une méthode de drag : on a fait du lipsync d’émotion. On a beaucoup regardé des vidéos qui nous mettaient dans des états, des extraits de films, écouté des chansons. On a vraiment essayé d’aller puiser des émotions sans le faire dans des trucs trop intimes. Parce que je me suis dit qu’on n’était clairement pas là pour souffrir. C’était l’idée de créer des émotions très intenses sans utiliser la fameuse « méthode ».

Après ce récit très cathartique en forme de comédie musicale, qu’est-ce que tu as envie d’explorer en termes de fond et de forme dans ton prochain film ?

C’est un film musical, on ne peut pas dire que c’est une « comédie musicale ». Je crois que j’ai justement envie d’explorer le genre comédie musicale plus clairement, avec plus de danse aussi. En fait, il y a plein de genres qui m’excitent, et notamment les films d’horreur. Peut-être un film musical d’horreur ?

Qu’est-ce qui te semble manquer au cinéma, en termes de représentations ?

Je pense que ça manque cruellement de minorités en général, de personnes racisées, de personnes queer, de personne dites « pas cinégéniques ». Tous les freaks, en fait – c’est un mot que j’aime beaucoup mais je sais que, dans la communauté queer, certaines personnes ne sont pas à l’aise avec. Mais pour moi c’est un mot politique aussi, c’est « freaks queer », c’est à dire on est différents de la norme et on le revendique et on a notre propre beauté. La norme prend encore beaucoup trop de place. Et je pense qu’il y a plein de regards, plein de personnes qui devraient avoir plus accès aux financements et être choisies dans les castings.

Image : © Julien Lienard pour TROISCOULEURS