Bulle Ogier : « Je ne suis pas très bonne dans les rôles qui doivent ‘représenter la réalité’ » 

Invitée d’honneur du Festival Lumière, l’actrice à la filmo impressionnante (Jacques Rivette, Luis Buñuel, Manoel de Oliveira) présentait « Maîtresse » (1975) de Barbet Schroeder, ainsi que son autobiographie « J’ai oublié », fruit de ses discussions avec la journaliste de « Libération » Anne Diatkine. La comédienne à l’air éthéré est revenue pour nous, avec une pointe de nostalgie, sur les temps forts de son incroyable carrière.


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De tous vos films, vous avez choisi de présenter au festival Lumière Maîtresse de Barbet Schroeder. Pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ? 

J’hésitais avec La Vallée [film de Barbet Schroeder, sorti en 1972, ndlr] parce que je pensais que Maîtresse était encore moins connu du public. Mais paraît-il que c’est l’inverse. Enfin bon. Quand je joue la femme du consul dans La Vallée, je me trouve très mauvaise. En tout cas, la première partie m’est insupportable, je trouve que c’est overplayed. Ça va mieux quand mon personnage rentre dans le groupe des soi-disant hippies — parce qu’en réalité, le mouvement hippie, ce n’est pas français. Les Français étaient beaucoup plus radicaux politiquement. Ils lâchaient leurs carrières.

C’était le cas de Jean-Pierre Kalfon, Valérie Lagrange [acteurs de La Vallée, ndlr]. Moi, j’ai toujours été très éloignée de tout ça. Donc a priori c’était crédible que je joue un personnage qui se laisse avoir par ce groupe de gens qui sont à la recherche du paradis. Mais comme ce n’est pas du tout distancé, ça ne marche pas. Je voulais en faire une femme un peu insupportable, vous voyez ? Je ne la jouerais pas de la même manière maintenant. 

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Maîtresse de Barbet Schroeder © Les Films du Losange

Vous racontez dans J’ai oublié le tournage très dangereux et périlleux de La Vallée en Papouasie-Nouvelle-Guinée  — entre incendies, serpents venimeux édentés puis mangés…

Il y a tellement de choses que je n’ai pas raconté dans le livre ! Par exemple, cette scène qui s’est passée quand on devait aller chercher avec Kalfon des Papous, pour qu’ils figurent dans le film. Ils sont arrivés à quinze sur le toit et à l’intérieur de la voiture. Ils chantaient très fort, et alors Jean-Pierre s’est mis à chanter avec eux. La portière du 4×4 s’est ouverte, j’ai glissé et eux n’entendaient rien. Je suis restée un quart d’heure suspendue au-dessus du sol ! Ou, quand on est allés à un endroit choisi par Barbet et qu’on a fini chez une tribu de Nouvelle-Guinée qui était cannibale. On pouvait apercevoir des morceaux de bras ! Mais personne n’a jamais pensé à quitter le tournage. 

Quand on pense aux cinéastes avec lesquels vous avez fait un bout de chemin, il y a Barbet Schroeder, évidemment, avec lequel vous partagez votre vie depuis des années, mais aussi Jacques Rivette. Qu’est-ce qu’il a représenté pour vous ? 

Je dirais qu’il est un détonateur pour les acteurs. Il leur donne quelque chose comme on donnerait quelque chose à un enfant. Oui c’est ça, à un enfant. Et de là, il produit quelque chose qui marche. Ou qui ne marche pas d’ailleurs, comme avec le film Merry-Go-Round [à sa sortie en 1977, et après un tournage houleux, le film a été très peu distribué, ndlr]. Rivette, j’ai traversé sa vie, ou il a traversé la mienne. L’avant-dernier film où il m’a fait jouer un rôle majeur, c’est Le Pont du Nord, avec ma fille Pascale. Au départ, il voulait faire un film avec Juliet Berto et moi. Mais on avait déjà fait Duelles. Donc il s’est dit : « je vais prendre une jeune actrice. Pourquoi pas Pascale ? » Elle voulait être actrice à ce moment-là. 

On parle peu de votre participation à l’élaboration de certains de ses films où vous jouez, comme Le Pont du Nord, donc, mais aussi Céline et Julie vont en bateau — vous êtes dans les deux cas créditée comme scénariste. Quel a été votre rôle dans ces processus de création ? 

Je n’étais pas vraiment scénariste, parce que Jacques ou Suzanne Schiffman étaient là pour ça.  On recevait des dialogues très écrits dans la nuit, à minuit. Mais j’avais envie de représenter une idée par un élément du décor, un costume… Dans Le Pont du Nord, par exemple, on a imaginé nos costumes avec Pascale. Au départ, Jacques voulait qu’on voie Macadam Cowboy. Il nous avait aussi donné à lire Don Quichotte de Cervantès. De là, j’ai eu l’idée du costume de Marie, mon personnage.

Un anorak que je mettais souvent — d’ailleurs à l’intérieur il y a marqué « Tom Waits », parce que j’étais allée à un de ses concerts. Et puis une jupe rouge et des petites bottines. Pascale, elle, voulait que son blouson représente l’armure de Don Quichotte. Et que son casque de moto représente son chapeau. Tout ça était évidemment assez lointain au texte. Mais ça fait rêver, ça fait bouger le cerveau, l’imagination. Dans Duelles, j’avais aussi choisi mon costume : un pantalon avec un chapeau d’homme et une canne. Le costume, pour un acteur, c’est très important. Ça le conditionne pour qu’il colle au personnage.

C’est vrai que vos costumes ont toujours été très marquants. L’image qui vient tout de suite en tête, c’est votre allure dans Maîtresse, où vous êtes tour-à-tour en tenue de cuir et robe fleurie. 

Ah bah c’est sûr que Maîtresse… Je ne me promène pas au quotidien en corset, avec des capes en caoutchouc. Mais c’était formidable d’être dans ce costume, d’avoir ce rôle. Chez Rivette, les costumes sont moins expressifs, moins évidents. Mais dans Céline et Julie vont en bateau [l’actrice y incarne Camille, une jeune femme mélancolique, ndlr] par exemple, je pense que ça a été très important d’avoir de la dentelle noire, une robe en crêpe de Chine grise. Ça définit les mouvements. Là, j’ai eu envie d’avoir une gestuelle très sophistiquée, posée, loin du réel de l’époque — on était au sortant de Mai 1968. C’était très amusant de dévier comme ça de la réalité, du psychologique. 

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La Salamandre d’Alain Tanner

Cette façon de faire des pas-de-côté par rapport au réalisme, c’est ce qu’on retrouve dans une bonne partie de votre filmographie. 

Oui, je crois beaucoup à la distanciation. Je pense que la distanciation ramène à une vérité, bizarrement. C’est ce que Brecht disait. Par exemple dans La Salamandre d’Alain Tanner, je joue Rosemonde, une ouvrière. On aurait pu insister sur le fait qu’elle a peu d’argent, un boulot difficile, mais le fait que ce soit moi qui l’ai jouée, ça change tout. Tanner n’a pas pris quelqu’un qui était typiquement ce personnage. Je lui avais dit : « Écoutez, moi je suis parisienne de naissance, et plutôt du côté du XVIe arrondissement, je ne vois pas très bien comment je peux faire une ouvrière suisse. Je n’ai pas été élevée dans ce type de milieu. »

Mais paraît-il, d’après Renato Berta [directeur photo et ami de Bulle Ogier, ndlr] — qui a fait tous les films de Tanner je crois —, que quand il a vu L’Amour fou de Rivette — donc rien à voir avec La Salamandre —, il a dit : « C’est elle que je veux. » Je trouve que si on arrive à faire ce pas-de-côté, que le metteur en scène sait ce qu’il veut et que ça coïncide avec lui, c’est merveilleux. Moi, je ne suis pas très bonne dans les rôles qui doivent « représenter la réalité », comme on dit. On pense que j’ai fait un choix de carrière, mais non ! Je me suis juste dirigée vers des projets où je sentais que je pouvais être relativement bonne. Et puis le fait que, dès les années 1960, on ait été dans une forme de révolte contre le traditionnel, le conformisme, ça a joué aussi. 

Vous soulignez dans le livre l’importance de ce rôle dans votre carrière — c’est lui qui vous a lancée. Avec le recul, comment analysez-vous son impact ? 

Comme le dit Tanner, le film est tombé à une époque où c’était nécessaire. Beaucoup de gens se sont identifiés à mon personnage. Mais je dois dire que j’avais oublié que ce petit film en noir et blanc avec des acteurs inconnus à l’époque avait représenté la France aux Oscars et était allé jusqu’aux Golden Globes. Je me souviens juste que je me suis retrouvée à la cérémonie et que je ne comprenais rien. Je n’étais pas du tout habillée comme il fallait. J’avais aussi traversé le Grauman’s Chinese Theatre des Oscars [célèbre salle de cinéma située le long du Walk of Fame, ndlr] et je n’ai pas du tout réalisé l’importance de la chose. Ma seule envie, c’était de rencontrer Jacques Tati, car je savais qu’il s’était installé aux Etats-Unis.  

Vous parliez de distanciation. Avez-vous déjà eu peur d’en manquer avec un personnage, des conséquences que certains rôles pourraient avoir sur votre vie ?

Un petit peu dans L’Amour fou [film de Jacques Rivette sorti en 1969 qui raconte la fin d’un mariage entre Claire, une actrice, incarnée par Bulle Ogier, et Sébastien, son metteur en scène, incarné par Jean-Pierre Kalfon, ndlr]. On était tous dans une rupture amoureuse et donc ça creusait encore plus les douleurs de chacun d’entre nous. En tout cas, de Jean-Pierre et moi. Mais ça a servi le film quand même. 

Dans le livre, vous glissez que dans les années 1980, vous aviez dans l’idée de réaliser l’adaptation du roman Mon valet et moi d’Hervé Guibert. Quel film imaginiez-vous alors ? 

Un film de moins de quarante minutes ou maximum quarante-cinq minutes. J’avais imaginé Denis Lavant dans la peau du valet et comme vieux monsieur, je pensais à Pierre Dux, si ça devait être commercial, ou Roland Bertin, qui apparaît dans une cage dans Maîtresse. Je suis allée voir Margaret Menegoz [ancienne directrice des Films du Losange, société de production créée en 1962 par Barbet Schroeder et Eric Rohmer, ndlr] et elle m’a dit : « Non, quarante minutes, ça ne rentre dans aucun format. » Donc j’ai abandonné.

Vous décrivez très joliment votre « maison-cinéma », l’immeuble dans lequel vous habitez depuis des années aux Champs-Elysées. Qu’est-ce que cet espace vous inspire ? 

C’était formidable. On était au deuxième étage avec un producteur de films pornos qui tournait chez lui, au troisième avec Rohmer, au quatrième avec Les Films du Losange, au cinquième avec Humbert Balsan [producteur des films de Sandrine Veysset ou Philippe Faucon, ndlr] ou, après, Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville. Puis, au dernier étage, il y a Barbet et moi-même. C’était magnifique parce qu’il n’y avait vraiment que du cinéma. Je me souviens de ce moment où Rivette travaillait sur Out 1 [film démentiel d’une durée de 12h40, sorti en 1971, ndlr]. 

Barbet n’avait pas voulu s’engager sur le film car il n’avait pas envie de le censurer. Alors il l’a refilé à des amis à lui qui étaient joueurs de poker et sont devenus producteurs, comme Stéphane Tchal Gadjieff, qui a accepté de s’en occuper, et qui est donc venu travailler dans les locaux. Et puis il y avait aussi la gardienne, qui nous a raconté toute l’histoire de cet ancien hôtel divisé en appartements où ont habité Charles Boyer, Micheline Presle… Aujourd’hui, ce n’est plus du tout une « maison-cinéma », de même que les Champs-Elysées ne sont plus un centre du cinéma. Il n’y a plus que des comptables. Et des marchands de pull-overs et de chaussures. 

: J’ai oublié de Bulle Ogier et Anne Diaktine, Editions du Seuil (240 p., 2019). Commandez le livre ici.

Image de couverture : Léa Rener