D’où vous est venue votre passion pour le cinéma ?
J’ai grandi dans la banlieue de Boston, dans le Massachusetts. Au lycée, j’ai étudié le français, et ma prof m’a emmené voir À bout de souffle de Jean-Luc Godard. À ce moment-là de ma vie, je me suis dit : « Un jour, tu vas aller à Paris. » Au fond, ça signifiait que je rêvais de faire un film comme celui de Godard. Une fois à l’université, j’ai choisi d’aller vivre un an à Paris. Une amie à moi qui étudiait l’histoire de l’art m’a proposé qu’on s’inscrive en cinéma. C’était nouveau, excitant.
Vous avez d’ailleurs interviewé Jean-Luc Godard en 1985, quand il est venu présenter au New York Film Festival Je vous salue, Marie. Quels souvenirs gardez-vous de ce moment ?
Oh, mon Dieu ! J’ai passé des nuits blanches à réfléchir à mes questions. Quand je suis arrivée à son hôtel, j’étais comme possédée. J’avais peut-être 30 ans à l’époque. J’ai vu un lit, lui était assis sur une chaise devant un bureau. Et je lui ai proposé qu’on fasse l’entretien allongés dessus. Il était un peu étonné, mais a accepté. Il était adorable, on parlait des liens entre religion et pornographie, du blasphème… Il imaginait Jésus comme un type bossant dans une station-service, et Marie, comme sa petite amie.
On en sait plus sur les deux prochains films de Jean-Luc Godard
Vous avez commencé par réaliser des courts métrages expérimentaux (An Algorithm, Empty Suitcases). Qu’est-ce qui vous plaisait dans cette forme ?
À l’université du Wisconsin à Madison, l’unique cours dispensé en cinéma portait sur le cinéma expérimental. Je m’amusais à manipuler les pellicules. Je trouvais ça sexy, drôle à explorer. Ensuite, avec mon petit ami de l’époque [le cinéaste expérimental James Benning, ndlr], on a eu l’idée de poser la caméra dans une voiture et de partir en road trip dans tout le pays pour en faire un film [le court The United States of America, qui date de 1975, ndlr]. On envisageait la voiture comme le prolongement de la caméra.
À votre arrivée à New York dans les années 1980, vous avez rencontré beaucoup d’artistes underground, comme la photographe et vidéaste Nan Goldin, qui tient un second rôle dans Variety.
On se retrouvait à des soirées au Palladium, au Club 57… Il y avait là Keith Haring, Jean-Michel Basquiat, John Lurie et son groupe The Lounge Lizards. Nan prenait des photos, des artistes faisaient des lectures, des performances, n’importe qui pouvait amener un projecteur, et on montrait nos films. On se fichait du monde extérieur. On se créait notre propre monde.
En tant que réalisatrice, indépendante de surcroît, quelles difficultés avez-vous rencontrées pour produire vos films ?
Être indépendante m’a rendue plus chanceuse en un sens. Je ne me suis jamais personnellement sentie empêchée de faire ce que je voulais. Je reconnais que les femmes ont été exclues du cinéma, mais quand je vois qu’on réhabilite des figures oubliées, ça m’enthousiasme. Je pense à Dorothy Arzner [monteuse, productrice, scénariste et réalisatrice, notamment des Endiablées (1931) et de Chantez, dansez, mes belles ! (1941), elle est également l’inventrice de la perche qui permet de prendre le son sur les tournages, ndlr], qui a réussi à se faire une place dans le système hollywoodien – elle était incroyable. Les femmes ont toujours bataillé pour se faire une place dans ce monde, parce qu’il est mené par des hommes puissants qui admirent leur propre reflet à travers le travail d’autres hommes.
Variety suit le point de vue de son héroïne. On discute beaucoup aujourd’hui du male gaze, concept inventé dans les années 1970 par la théoricienne britannique Laura Mulvey. Vous aviez conscience d’opérer un basculement ?
J’ai senti que je renversais quelque chose. Je voulais m’introduire dans les espaces masculins et les subvertir. Mais j’ai l’impression qu’aujourd’hui on pousse parfois trop loin le concept. Certains disent : « Seule une femme peut filmer ce genre de scène. » Je ne crois pas qu’on doive simplifier les choses à ce point. Des femmes peuvent filmer des scènes d’un point de vue masculin, et inversement ; on appelait bien George Cukor le « woman’s director ». Le fait de ramener chaque individu à une case, c’est ce qui me dérange parfois dans les débats actuels. J’ai même des étudiants [elle enseigne le cinéma à la Columbia University School of the Arts, ndlr] qui ont peur de m’envoyer leurs films parce qu’ils craignent de mal faire ou d’offenser quelqu’un.
Laura Mulvey, quelle cinéphile es-tu ?
La mise en scène du film multiplie les effets de miroir, les jeux de reflets, en insistant sur cette question du regard.
Je voulais montrer que le regard peut être à la fois une forme de soumission et de domination. Comme quand Christine feuillette un magazine porno : les hommes la regardent et elle regarde des images de femmes déshabillées. Elle libère quelque chose qui couvait en elle. En même temps, elle est très consciente de ce qu’elle fait, elle sait quand elle se met en position d’objet. Tout est affaire d’interaction, et le monde du porno est un monde de l’image.
Variety nous plonge dans un New York à l’ambiance étrange. Comment le tournage s’est-il passé ?
Je me souviens du jour où on a tourné la séquence du match de baseball, qui se déroulait en direct. Une scène que j’ai par ailleurs adoré faire ; j’ai beaucoup aimé jouer avec le vert de la pelouse. On a obtenu la permission de tourner dans une cabine de la tribune du stade, réservée d’habitude aux V.I.P. ou à la presse. À un moment, le manageur du stade est venu nous voir : « Vous devez partir. » On l’a supplié de nous laisser tourner, il a accepté, mais nous a interdit d’utiliser nos projecteurs. Finalement, ça a donné un côté encore plus inquiétant à la scène, d’avoir des silhouettes sombres et une lumière très vive sur le stade.
Après le thriller The Drowning (2016, non visible en France), quels sont vos prochains projets ?
Je vais adapter le roman Ne mords pas la main qui te nourrit [d’A. J. Rich, paru en France en 2016, ndlr]. L’histoire d’une criminologue fiancée à un type génial. Un jour, elle rentre à la maison et le trouve mort. Et elle va découvrir, bien sûr, que son fiancé n’était pas l’homme qu’il prétendait être. Je voulais en faire une série, mais ça exige une telle préparation… On doit tout savoir des personnages, de l’intrigue. Toutes ces contraintes ne permettent pas de rester suffisamment souple. Donc je me suis dit que j’allais revenir à ce que j’ai toujours fait : écrire un scénario simple et me débrouiller pour trouver de l’argent.
Variety de Bette Gordon, Les Films du Camélia (1 h 40), sortie le 1er juin
Images (c) Les Films du Camélia