Audrey Diwan : « L’avortement est un sujet nimbé de tabous, et ce silence pèse très lourd »

« L’Événement », c’est l’avortement clandestin après lequel court désespérément Anne, brillante étudiante en lettres pour qui, dans la France de 1963, avoir un enfant signifierait renoncer à soi-même et à ses rêves. D’un fulgurant récit autobiographique publié par Annie Ernaux en 2000, Audrey Diwan tire un film d’époque d’une modernité sidérante, dur et exalté, reparti de la Mostra de Venise avec le Lion d’or. La cinéaste française nous a longuement parlé de ce grand film, de désir et de liberté.


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« L’événement » : il y a dans ce mot l’idée d’un grand moment, d’un cap. Comment comprenez-vous ce titre choisi par Annie Ernaux et que vous avez gardé ?

C’est l’événement clé ou l’événement déterminant. Je pense que c’est l’événement qui marque le passage entre une forme d’insouciance de la jeunesse et l’âge adulte, en tout cas pour Annie Ernaux. Pour moi, c’est aussi le moment où l’héroïne fait le choix du futur, au péril du présent.

Parmi tous les livres d’Annie Ernaux, pourquoi avoir choisi celui-ci ?

Je suis une grande lectrice d’Annie Ernaux, mais celui-là je l’ai découvert tard. Je l’ai découvert après avoir avorté. J’ai eu envie de lire sur le sujet, de penser un peu les choses, et une amie m’a conseillé ce livre. Et j’ai vraiment été sidérée par ma méconnaissance de la réalité d’un avortement clandestin, et par la netteté et l’exactitude avec laquelle Annie Ernaux le décrit. J’ai réalisé la solitude, la dureté, la violence et, par effet de contraste, je me suis rendu compte aussi de la chance que j’avais eue d’avorter, moi, accompagnée par des médecins dans un pays où c’est légal. C’est un sujet nimbé de tabous, et ce silence pèse très lourd. D’ailleurs, en allant à Venise, je me demandais si je parlerais de mon propre avortement en interview. Le film parle du poids du silence qui entoure l’avortement, et moi-même, après avoir travaillé sur le sujet pendant des années, j’étais encore en train de me poser cette question. C’est édifiant.

« L’événement », un film puissant sur l’avortement dans la France des années 60

Le silence occupe une place centrale dans le film. C’était déjà le cas dans votre premier long métrage, Mais vous êtes fous (2019), sur la confiance brisée dans un couple, avec des scènes très tendues, tout en non-dits et en regards.

J’adore le silence comme élément narratif. Dans mon premier film, on avait volontairement distendu les silences, c’est à travers eux qu’on sentait que personne ne disait vraiment la vérité. Sur L’Événement, on a travaillé tout à fait différemment. J’avais envie de silences habités. C’est très dur de demander à un acteur de jouer le silence, parce que dans le silence il n’est vite plus qu’un corps. J’avais donc écrit à Anamaria [Anamaria Vartolomei, qui incarne Anne, lire p. 12, ndlr] des monologues, les pensées de son personnage, qu’elle se disait intérieurement dans les scènes où elle est seule et muette. C’est une grande force d’Anamaria d’arriver à faire passer ces pensées à travers très peu de chose, un mouvement de sourcil, une expression fugace.

Ça signifie quoi pour une femme de vouloir avorter en France, en 1963 ?

L’avortement est interdit. Donc vouloir avorter, c’est le faire clandestinement. Chaque personne qui aide risque une peine de prison, une amende ou, dans le cas des médecins et de certaines autres professions, une interdiction d’exercer. La loi est extrêmement stricte, donc ça veut dire aussi une chose capitale : que chaque chemin de femme qui s’engage dans cette voie est tissé de hasards. Vous allez rencontrer la bonne ou la mauvaise personne. Celle qui va vous aider ou celle qui va vous dénoncer. Je me disais toujours que c’est l’histoire de la Résistance, je pensais parfois à L’Armée des ombres [film de Jean-Pierre Melville sur un réseau de résistants pendant la Seconde Guerre mondiale sorti en 1969, ndlr]. Il y a peu de héros dans une vie, dans une société, des gens qui sont prêts à se dire : « Je vais aider cette personne au péril de ma propre vie. » On a fait un vrai travail d’équilibriste pour qu’on ait l’impression qu’Anne marche sur un fil qui peut se rompre. Le danger pèse sur elle. Il y a le risque d’être arrêtée, et puis il y a le risque de mourir.

« Passion simple » : une chronique fiévreuse et crue45191ee0 227a 4491 9a84 527b1862d2c3 ev3

Le film nous place en effet en totale immersion avec Anne, la caméra épaule qui la suit en permanence semble se rapprocher de plus en plus de sa nuque à mesure que les semaines de grossesse défilent et qu’elle cherche une solution pour avorter. Comment avez-vous travaillé cet aspect ?

Avec Laurent Tangy, mon chef opérateur, on a travaillé comme s’il s’agissait d’embrasser l’identité complète du personnage. Il a fallu dès le départ qu’il travaille quasiment de manière chorégraphique avec Anamaria pour se mettre à son rythme, à son pas. L’autre chose qui était assez technique, et demandait de longues répétitions, c’était que je voulais que la caméra fasse le point là où les yeux du personnage se posent. J’avais écrit un long document au technicien qui s’occupait du point pour lui dire ce qui était important dans chaque scène. J’aime penser les choses en amont, mais cela dit, pour ce film, j’avais aussi envie de me laisser surprendre. J’avais été triste de m’être trop contrainte sur mon premier film, et là je voulais vraiment faire un film libre, dans un élan commun avec la liberté d’Annie Ernaux.

Comment vous êtes-vous posé la question de la représentation de la douleur physique et de la violence d’un accouchement clandestin – les aiguilles à tricoter, les sondes, le sang ?

Ma première idée, c’est que si je ne voulais pas que ce soit théorique, il fallait que j’accepte de montrer les choses et de tenir la durée. Au tournage et au montage, ça a été mon injonction première, parce que, sinon, je sais qu’elle a mal, mais je ne le ressens pas. La question de ce que je montre ou pas était assez simple, parce que ce qui dicte le cadre c’est le regard de cette jeune femme sur elle-même.

L’écriture d’Annie Ernaux est très directe, crue. Vous dites qu’elle vous a aidée à trouver la trajectoire la plus franche ; qu’est-ce que ça veut dire ?

Alors je vous le dis, elle déteste qu’on dise « cru ». La consigne que j’utilisais avec mon équipe, c’était d’aller à l’épure. Trouver la trajectoire la plus franche, ça signifie que, quand on adapte, on a toujours envie de faire des trajets différents, d’aller vers des expériences qu’on a soi-même vécues. J’ai eu le sentiment que, pour ma première version du scénario, je m’étais trop éloignée du texte et qu’il devenait artificiel. Je l’ai laissé reposer, j’avais besoin de temps. Et j’en ai parlé avec Annie Ernaux. Elle m’a proposé, avec l’intelligence et la générosité qui la caractérisent, de suivre l’écriture à distance. Je lui ai fait lire trois versions et elle me pointait un geste, une idée qui peut-être était moins juste – toujours pour trouver la justesse, pas du tout pour me ramener vers le livre.

Et à l’inverse, quand j’ai rajouté des choses, je pouvais lui expliquer pourquoi. Par exemple, pour moi, ce qui est très important dans le film, c’est que l’histoire de l’avortement est à mettre en parallèle avec celle du désir, du désir féminin qui est souvent condamné, de l’envie de jouir. Avec Marcia Romano, ma coscénariste, on avait cette idée qu’il fallait, comme le sujet sexuel était tabou à l’époque, faire naître très lentement et très progressivement, à l’image, les questions sexuelles. Au départ, les amies d’Anne en parlent, puis on voit juste une image, puis l’une d’elles mime l’acte sexuel sur un oreiller… Et enfin, Anne est prête à s’emparer de son propre désir, elle passe à l’acte et on le voit. Je voulais que le regard posé sur le corps soit pensé dans cette trajectoire-là, et je manquais d’éléments dans le livre.

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C’est un grand film sur le désir, sexuel donc, mais aussi désir de liberté, de s’accomplir, de grandir.

Le désir de faire sa propre vie et de choisir. C’est la liberté du corps et de l’esprit. Moi, j’aime ce personnage qui est très vertical, elle avance, elle marche tout le temps. Elle marche franchement vers cette liberté qu’elle veut conquérir.

Comment avez-vous abordé l’aspect « film d’époque » en vous affranchissant de l’ambiance pop et acidulée habituellement associée aux sixties ?

Déjà, en choisissant un format 1,37 [un format d’image presque carré, ndlr] qui éloigne de la manière dont sont la plupart du temps filmées les reconstitutions historiques, pour privilégier l’idée de l’instant présent, le sentiment d’immédiateté. Je la suis et je marche derrière elle, pas à pas, dans ces années 1960. Si je caricaturais le trait, je dirais : comme si on prenait un caméscope pour traverser ces années, pour les filmer en temps réel. Je ne voulais surtout pas que les années 1960 passent au premier plan, parce que l’idée pour moi, c’était de faire résonner ce parcours de femme avec ce qui peut se passer aujourd’hui ailleurs dans le monde. Et le sujet est toujours, malheureusement, fortement d’actualité.

Dans le processus de création du film, quelle place a tenu 4 mois, 3 semaines, 2 jours de Cristian Mungiu, grand film sur l’avortement clandestin dans la Roumanie de Ceaușescu, Palme d’or à Cannes en 2007 ?

C’est un cinéaste important pour moi, un cinéaste que j’adore. Je me suis demandé si j’avais raison de faire un film sur l’avortement après ce chef-d’œuvre – et je me suis rendu compte que j’avais tort de me poser cette question. Sous prétexte qu’un film sur l’avortement clandestin a eu lieu, et en dépit du contexte social qui n’est pas du tout le même, alors il ne serait plus la peine de traiter ce sujet à travers le parcours d’Annie Ernaux, avec son chemin propre et son désir d’écrire ? Contrairement à beaucoup d’autres sujets qui ont été traités quinze mille fois, c’est une histoire qui a été très peu racontée et qui mérite qu’on y appose de multiples regards.

Afin de se préparer à jouer Anne, vous avez demandé à Anamaria de regarder Rosetta de Jean-Pierre et Luc Dardenne. Pourquoi ?

On avait plusieurs films en référence qui désignaient tous des choses différentes. Il y avait Rosetta pour la détermination du personnage, Fish Tank d’Andrea Arnold pour la colère, Le Fils de Saul de László Nemes pour l’aspect immersif, Sans toit ni loi d’Agnès Varda pour l’effronterie. C’est d’ailleurs pour ce film que j’ai demandé à Sandrine Bonnaire de jouer la mère d’Anne [l’actrice interprétait Mona, une jeune sans-abri, dans le film de Varda sorti en 1985, ndlr]. J’aime bien travailler comme ça. Avec le confinement, on a pu prendre le temps, chacune chez soi, avec Anamaria de beaucoup bosser à partir de ce corpus commun. Quand on est arrivées sur le tournage, on avait un personnage qu’on avait construit ensemble.

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Andrea Arnold, Agnès Varda, c’est un corpus plutôt féministe ?

Oui, mais pas que. Évidemment, le féminisme traverse l’œuvre d’Annie Ernaux et certainement une partie de ce que je fais. Mais le livre est traversé de plein de choses. Il parle beaucoup de la classe sociale aussi [dans le livre, Anne est issue d’un milieu populaire de province – ses parents tiennent un café en Normandie –, et son amour pour la littérature la pousse à faire des études supérieures avec l’ambition de devenir professeure, ndlr]. Dans ces années-là, quand on a un peu d’argent, on change de pays, on trouve le moyen d’aller avorter ailleurs. Dans le livre, elle dit cette phrase : « Je me suis fait engrosser comme une pauvre. » Là où elle s’est élevée par la tête, elle est ramenée à sa position sociale par le corps. Et ça, ça faisait vraiment partie de mes moteurs.

Est-ce que c’est un film qui a été compliqué à monter, à financer, en raison de son sujet ?

Oui, très compliqué. Mes producteurs, Édouard Weil et Alice Girard, se sont battus. D’une part, je comprends l’inquiétude des décideurs, car ce n’est que mon deuxième film et je demande un acte de foi, je propose une expérience très radicale. Le sujet peut sembler dur, même si on parle de liberté, ça ne masque pas le sujet de l’avortement. Il faut que des financiers arrivent à se dire que des gens ont envie de voir ce film-là aujourd’hui – depuis, les choses ont été évidemment déplacées par le prix à Venise. D’autre part, ce qu’on a senti aussi, c’est qu’il y avait des réticences, parce qu’il y a des gens qui sont contre l’avortement. Fondamentalement, ça reste donc un combat.

Vous êtes aussi scénariste pour d’autres, notamment Cédric Jimenez pour le récent Bac Nord. Comment fait-on de tels grands écarts ?

En fait, j’ai fait les deux premières versions du texte de Bac Nord, et Cédric a poursuivi seul, je ne peux donc pas pleinement assumer la maternité du film, son succès ou son propos. En tant que scénariste, j’ai le sentiment d’accompagner et de me mettre au service. Mais j’adore traverser des genres différents, ma culture s’élargit quand je travaille avec d’autres cinéastes, et j’en garde quelque chose. Cédric par exemple a toujours eu un grand amour du film noir des années 1970, des films de Jean-Pierre Melville, de Conversation secrète de Francis Ford Coppola. C’est lui qui m’a fait découvrir ces films. Après, je peux aller travailler avec Valérie Donzelli. On vient d’achever l’écriture de son prochain film, une adaptation du livre L’Amour et les Forêts d’Éric Reinhardt, avec la force, la singularité et la grande liberté de ton de Valérie. Et là je travaille avec Teddy Lussi-Modeste sur un film sur l’effondrement de l’école en tant qu’institution… Donc moi, je me sens très riche et très reconnaissante de partager ces univers.

L’Événement a remporté le Lion d’or à Venise, deux mois après la Palme d’or de Titane de Julia Ducournau à Cannes. Deux réalisatrices françaises qui triomphent dans les deux plus importants festivals internationaux de cinéma, ça vous évoque quoi ?

Mon analyse est mathématique et simple, mais je la répète à qui veut bien l’entendre : plus on laisse de femmes faire des films, plus il y a de chances qu’elles reçoivent des prix. Donc, nous, on est le résultat d’une équation mathématique qui dit quelque chose d’assez positif. Non pas qu’on ait parfaitement atteint l’égalité des chances en matière de cinéma, mais je pense que l’industrie a quand même de moins en moins de défiance vis-à-vis des réalisatrices. La première chose que m’a dite Chloé Zhao en sortant de scène à Venise [la cinéaste chinoise Chloé Zhao était membre du jury de la Mostra, après y avoir remporté le Lion d’or en 2020 pour son film Nomadland, ndlr], c’est : « Quand ils te diront qu’on a choisi une femme, tu leur diras qu’on a choisi un film. » Et je sais qu’elle m’a dit cette phrase pour que je vous la répète.

L’Événement d’Audrey Diwan, Wild Bunch (1 h 40), sortie le 24 novembre