André Dussollier : « J’ai toujours voulu sortir des ornières qui pouvaient me menacer »

Dans l’intense Tout s’est bien passé de François Ozon, le comédien âgé de 75 ans incarne avec une justesse saisissante André, un homme au caractère bien trempé qui, après un AVC, décide de recourir à l’euthanasie contre l’avis de ses filles (jouées par Sophie Marceau et Géraldine Pailhas). Rencontre.


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Vous connaissiez le livre d’Emmanuèle Bernheim, dont est adapté le film ?

Non, malheureusement. Et pourtant j’adore lire, découvrir. Et quand j’ai lu le scénario de Tout s’est bien passé, je me suis dit : « Si jamais je trouve dans le livre des choses dont François Ozon n’a pas voulu parler, je vais être parasité. » Mais je vais me rattraper.

C’est la première fois que vous travaillez avec François Ozon. Ça vous a plu d’intégrer son univers ?

Ah oui ! J’aime beaucoup sa liberté, sa profondeur, son sens du spectacle. Ce n’est pas un homme de théorie, il va au cœur des choses, il mélange la comédie, le drame… Et puis j’ai découvert sa mise en scène. Pendant le tournage, je pouvais sentir ce qui lui plaisait, là où il bifurquait, là où il revenait. C’était formidable. C’était comme une espèce de langage muet, intime, qui se créait comme ça. Comme avec Sophie Marceau. On n’avait pas besoin de se parler pour se comprendre. Moi, j’aime beaucoup ça. Parfois, sans connaître quelqu’un ou sans même qu’il se soit exprimé, on peut saisir ses pensées.

« J’avais l’impression de pouvoir être très vivant dans mon travail, paradoxalement. »

Le film parle frontalement d’euthanasie. Le sujet ne vous a pas fait peur ?

Non, parce que je sais que, quand François traite d’un sujet politique contemporain, il y va franco, il n’a pas de retenue. Je trouve ça très bien que le film sorte dans la période où l’on en parle, jusque dans les gradins de l’Assemblée nationale. Il y a eu une tentative de débat en avril dernier visant à aller plus loin que la loi Leonetti. [Adoptée en 2005, cette loi interdit l’acharnement thérapeutique sur des personnes en fin de vie et propose la mise en place de soins palliatifs afin de les soulager. En 2016, la loi Claeys-Leonetti instaurait en plus un droit à la sédation profonde et continue jusqu’au décès, sans pour autant autoriser l’euthanasie ou le suicide assisté, ndlr.]

Vous vous êtes forgé un avis sur la question en préparant le rôle ?

J’ai regardé un peu toutes les prises de position. C’est difficile de légiférer là-dessus car c’est très personnel. Évidemment, dans certains cas, ça se comprend très bien qu’on veuille mourir. Je pense à Vincent Lambert. [En 2008, après un accident de voiture, Vincent Lambert s’est retrouvé dans un état végétatif chronique. Pendant des années, les membres de sa famille se sont déchirés sur les suites à donner avant que l’arrêt des soins soit finalement validé par la justice en 2019, ndlr.]

Mais il y a des cas comme celui de Jean-Dominique Bauby, qui était journaliste et écrivain et qui a été victime d’un AVC puis du locked-in syndrome [le syndrome d’enfermement est une paralysie qui atteint tout le corps, sauf les yeux, mais qui n’affecte ni la conscience ni la fonction cognitive, ndlr]. Eh bien, il était quand même lucide jusqu’au bout et il a même écrit un livre, Le Scaphandre et le Papillon, juste avec sa paupière. Tout ça est compliqué, je ne sais pas comment je réagirais.

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Il y a des images très fortes dans le film, qui montrent le visage d’André à moitié paralysé. Comment êtes-vous parvenu à un tel degré de réalisme ?

D’abord, autour de moi, j’avais vu des gens atteints d’AVC. Et puis j’ai regardé des documentaires, des vidéos… Une addition de choses qui m’ont permis de construire le personnage de façon plus sensible. En amont du tournage, j’ai aussi montré à Ozon ce que j’allais faire, et on est arrivés à un accord total. Rien n’a été improvisé, sauf une scène dans l’hôpital avec de vraies infirmières. Il m’a dit : « Ça ne vous ennuie pas qu’on vous filme nu, lavé par une infirmière ? » Je trouvais ça très cohérent parce que ça soulignait l’humiliation que peuvent subir des malades, le degré d’intimité qui leur est parfois imposé. Et puis il y avait trois heures de maquillage chaque jour. Et, à côté de ça, le travail intérieur que je devais faire en moi-même pour creuser au plus proche de la vérité.

Personnellement, cela vous a bouleversé de jouer un personnage aussi diminué physiquement ?

C’est marrant parce que la vie d’acteur, ça permet de faire des parallèles comme ça, où on se dit : « Si je le vis au cinéma, Dieu me fera la grâce – si on est croyant – de ne pas me l’imposer dans la vie. » Ce qui est tout à fait naïf évidemment, ce n’est pas comme ça que la vie se passe. Mais ce rôle ne m’a pas angoissé. Au contraire, c’était un espace de création que j’aime beaucoup. J’avais l’impression de pouvoir être très vivant dans mon travail, paradoxalement.

Malgré son affaiblissement, André reste très caustique, blagueur, vif d’esprit, ce qui est à la fois agaçant et très touchant.

Oui, c’est quelque chose que j’ai beaucoup aimé dans le scénario. La plupart des films qui traitent d’AVC ou de maladie vont automatiquement dans le drame. Ozon, lui, n’a pas fait l’économie de tout ce qui peut se passer, y compris des choses comiques. André a un vrai caractère de cochon. Il peut être odieux. Mais c’est ce qui fait que ses filles et les spectateurs le suivent dans sa détermination.

 Parlons un peu de votre carrière. Vous avez tourné pour la première fois dans les années 1970 avec François Truffaut (Une belle fille comme moi) et Claude Chabrol (Alice ou la Dernière Fugue), chez lesquels vous jouiez des personnages sombres, décalés.

Oui. À l’époque, je sortais d’études de théâtre, j’avais fait le Conservatoire, je jouais beaucoup de comédies sur les planches. Et puis j’ai rencontré François Truffaut, et on a fait Une belle fille comme moi [l’acteur y incarne un sociologue timide et obsédé par les femmes criminelles, ndlr], puis Claude Chabrol. Je suis entré dans cette famille du cinéma, celle de la Nouvelle Vague. Je n’y suis pas resté longtemps, mais ça m’a permis de rencontrer Alain Resnais, Éric Rohmer… J’ai toujours aimé appartenir à plusieurs familles. Ça me permet d’être indépendant, de voler de mes propres ailes et de montrer qu’on ne fonctionne pas uniquement soit dans la comédie, soit dans le drame. J’ai eu du mal à un moment donné à prouver que je pouvais faire les deux…

Pourquoi ?

Quand je suis sorti de L’Amour à mort d’Alain Resnais [1984, ndlr], personne ne me voulait. J’avais une image très propre d’acteur cérébral. C’est grâce à Coline Serreau et Trois hommes et un couffin [1985, ndlr] que j’ai pu m’en défaire. On sait au fond de nous qu’on peut tout faire, mais aux yeux de certains distributeurs, producteurs, vous avez une image qui se crée. C’est pour ça que j’ai toujours voulu sortir des ornières qui pouvaient me menacer. J’aime m’oublier, pour moi, l’important, c’est de servir un personnage.

On vous associe quand même à l’univers fantasque et labyrinthique d’Alain Resnais, décédé en 2014, et avec lequel vous aviez tourné Mélo, On connaît la chanson, Les Herbes folles… Quels souvenirs gardez-vous de lui ?

Resnais, je l’ai rencontré avec La vie est un roman [1983, ndlr], mais le moment le plus important pour moi, ça a été notre collaboration pour Mélo [1986, ndlr]. C’est un très bon souvenir pour moi, c’était un rôle avec un éventail d’émotions très large. C’est aussi l’époque où l’on a formé une petite troupe autour de Resnais, avec Alan Ayckbourn, Agnès Jaoui, Jean-Pierre Bacri, Pierre Arditi, Sabine Azéma… C’est d’ailleurs grâce à Sabine que j’ai pu approcher Alain Resnais dans la vie. J’ai découvert un être très curieux, qui s’intéressait aussi bien au radis noir qu’au téléphone portable. D’où l’incroyable richesse de son cinéma.

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Mélo d’Alain Resnais © mk2 films

Vous avez aussi joué chez Éric Rohmer (Perceval le Gallois en 1979, puis Le Beau Mariage en 1982). Beaucoup de personnes racontent l’ambiance particulière qui régnait lors de ses tournages. Comment les avez-vous vécus ?

Ah oui, je me souviens du tournage de Perceval… On était là avec Fabrice Luchini, enfermés dans un studio, à devoir enfiler nos armures de 25 kg, lire du Chrétien de Troyes – le mec ne nous était pas du tout familier, mais on travaillait dur. Et on se retrouvait dans des situations… Rohmer criait quelque chose à la fin d’une prise, et hop, on se retrouvait tous les deux sur nos chevaux. Il disait : « Formidables les chevaux, formidables ! » C’était un homme d’esprit, il était magnifique dans l’écriture des dialogues. C’était vraiment incroyable parce qu’on le rencontrait dans son bureau, il allait faire le thé à droite à gauche, on avait l’impression qu’il ne dialoguait pas du tout avec nous, et quand il nous passait le scénario et qu’on le lisait ensemble, il y avait un déclic. J’ai senti ça en préparant Le Beau Mariage aussi. Il pigeait tout de suite, à ma manière de parler, qui j’étais.

Il y a un personnage type qui s’impose dans votre carrière depuis quelques années : celui du papa bourgeois, aimant mais dur. On peut citer Tanguy comme Tout s’est bien passé. Pourquoi les cinéastes pensent à vous pour ces rôles, selon vous ?

Ben, je ne sais pas, parce que je ne suis pas du tout comme ça dans la vraie vie. Mes enfants auraient d’ailleurs peut-être voulu un père un peu plus comme ceux que je joue au cinéma, un type plus cadré. Alors que moi, j’ai tellement vécu une éducation cadrée, justement, que j’ai plus tendance à être dans l’attention, la patience. Ce qui m’attire dans les personnages que vous citez, c’est la comédie. La colère du père de Tanguy, j’ai beaucoup aimé la jouer parce que, précisément, je l’exprime rarement.

Vous tournez tout le temps, on se demande à quel moment vous dormez. Quel rôle rêveriez-vous de jouer ?

C’est un rôle qui n’existe pas encore. Ou plutôt si, il existe dans la tête du prochain metteur en scène qui va me le proposer.

: Tout s’est bien passé
de François Ozon 
(Diaphana, 1 h 53), sortie le 22 septembre

Portrait : © Julien Liénard pour TROISCOULEURS