Vu à la Berlinale : « La Bête dans la jungle » de Patric Chiha (Panorama)

Avec une fougue juvénile, l’Autrichien Patric Chiha réinvente le conte de fées en nous emportant dans une nuit de clubbing infinie au côté des incandescents Anaïs Demoustier et Tom Mercier. Quelque part entre la fresque de corps ardents de « Mektoub my Love. Intermezzo » d’Abdellatif Kechiche et le spleen romantique et métaphysique d’ « Only Lovers Left Alive » de Jim Jarmusch.


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À l’origine, un court roman d’Henry James publié en 1903 sur un homme et une femme qui sortent ensemble, au sens le plus littéral de l’expression : ils se fréquentent des années durant au théâtre, au restaurant et se voient avec des amis, sans que leur relation ne déborde du cadre amical, l’homme craignant que ne se produise dans sa vie un événement mystérieux. Patric Chiha et ses coscénaristes, les cinéastes Axelle Ropert et Jihane Chouaib, transposent ici superbement ce duo et cette attente dans un immense club sans nom.

En cerbère des lieux et narratrice de l’épopée, l’inénarrable Béatrice Dalle, mélange de bonne fée et de méchante sorcière de Disney, qui repère May (Anaïs Demoustier), sa prestance et ses robes chics dès la soirée d’ouverture, en 1979. Et puis, d’un œil moins admiratif qu’attendri, le paumé John (Tom Mercier), engoncé dans un pull acheté à une prostituée sans lequel la physio encapuchonnée ne le laissait pas entrer.

Dans les toilettes, devant Monsieur Pipi, May et John se rendent compte qu’ils se connaissent d’une autre vie. Il lui avait alors avoué son secret : il sait que quelque chose d’extraordinaire va lui arriver, mais n’a aucune idée de quoi ni de quand. Fascinée, May va se laisser entraîner dans l’attente de l’événement à ses côtés, jusqu’à se décentrer de la piste sur laquelle elle aime pourtant s’embraser avec ses amis chaque samedi soir, pour se mettre à la bordure avec cet homme beau et mystérieux qui ne danse jamais mais admire la foule de clubbeurs à l’infini.

C’est ce micro-mouvement de décentrement que raconte le film, qui se passe – à une poignée de scènes près – entièrement dans la même boîte de nuit et sur une période de 25 ans. Idée géniale que ce club-monde qui traverse le temps, cocon de fête furieuse protégé de la plupart des événements extérieurs (l’élection de Mitterrand, la chute du mur de Berlin) qu’on regarde d’un œil un peu vitreux sur un écran de télé, mais tragiquement fracassé et évidé par l’épidémie du sida.

Jamais, à part dans l’invisible Mektoub my Love. Intermezzo, on n’a si bien filmé la fête, la danse de club, la répétition des mouvements saccadés, impensés, animaux, la dissolution des corps les uns dans les autres pour ne former qu’une seule entité qui jouit sans sexe. Jamais, à part dans Only Lovers Left Alive, on n’avait si bien montré des êtres sans âge qui regardent la vie à l’œuvre dans une perpétuelle et captivante attente sans objet.

Ravivant à l’évidence et sans lourdeur nostalgique ses propres souvenirs de clubbing, Patric Chiha noue une irrésistible tension entre ardeur de la fête et passivité de la contemplation. Avec un fond philosophique vertigineux : à quel moment risque-t-on de passer à côté de sa vie ? Qu’il soit un refuge illusoire pour se protéger du réel ou un chaudron magique permettant de transcender l’existence, on rêverait d’y vivre à jamais, dans ce lieu hors du temps baigné d’une féérie pleine de spleen.