C’est une histoire tellement incroyable qu’elle ne peut être que vraie. Avec, au centre, un personnage furieux et buté, un antihéros fascinant comme on n’en voit qu’au cinéma. Et pourtant, toute l’élégance d’Arthur Harari est de dépouiller ce récit grandiose des afféteries faciles du grand cinéma pompier. Précis et dense, Onoda redonne du sens par l’exigence de sa mise en scène à l’expérience du cinéma en salle. Le grandiose ici n’est jamais pétaradant, jamais surplombant ou artificiel. Il est dans la lente sidération que produit le déploiement de cette histoire hors du commun dont Arthur Harari saisit toutes les nuances et l’universalité avec une rare maîtrise.
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Dès les premiers instants, le réalisateur tient fermement le spectateur par la main et dicte son rythme. Un homme élégant arrive sur une île ; un paquet de cigarettes américaines flotte dans le lit d’une rivière ; et puis une silhouette inquiétante et pourtant calme se détache dans le vert de la jungle d’une île des Philippines. Ces effets elliptiques seront bientôt comblés par le flot du récit à venir : comme une vague, l’histoire remonte à la surface, et l’on s’enfonce dans le passé de Hirō Onoda. Soldat de l’armée japonaise, le jeune homme est formé dans une milice secrète pour combattre jusqu’au bout l’envahisseur américain. En poste sur l’île de Lubang, il entraîne en 1945 une petite troupe de soldats au fin fond des terres luxuriantes, ignorant que l’armistice est sur le point d’être signé. Il n’en reviendra qu’en 1974.
Dans la masse touffue de ces dix mille nuits passées dans la jungle, Arthur Harari trace un chemin clair, élaguant le superflu, maintenant le cap d’un récit qui pourrait à tout moment nous perdre. Par cette hypermaîtrise, par l’ampleur de ses cadres, par son attention toute particulière aux symptômes du temps (le vieillissement progressif, les ellipses qui créent pourtant du sur-place, la répétition des jours et la brutalité soudaine des événements tragiques – les membres de sa troupe disparaissent les uns après les autres), Harari propose une grande expérience troublante de cinéma.
Petit à petit, on se perd dans le temps avec Onoda, cette jungle et cette île deviennent un univers en soi, et le tumulte du monde extérieur, l’avancée inexorable de l’histoire ne nous parviennent que comme des échos lointains, quasi fantastiques (sublime scène dans laquelle Onoda et son compagnon d’infortune entendent à la radio la nouvelle des premiers pas sur la Lune, en 1969).
L’entêtement absurde de ce personnage, sa loyauté maladive jusqu’à la violence, sa foi dans les ors de l’armée et dans sa fonction, le métamorphosent peu à peu en figure abstraite, quasi philosophique. Une sorte de Sisyphe qui, par la force de ses convictions, ne verrait plus le temps passer, transformant son calvaire en épopée absurde. D’abord intrigué puis subjugué par cette histoire et ce personnage au bord de la folie, on se prend au fur et à mesure à épouser cette distance vis-à-vis du monde, à considérer Onoda non plus comme un soldat mais comme un ermite inquiet, un exclu de la grande histoire. Un homme qui préfère rester reclus dans la jungle de son imaginaire (accroché à la certitude que le Japon sortira vainqueur de la guerre) que d’affronter la réalité.
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Magnifiquement, Arthur Harari opère dans la dernière partie un lent retour au réel, comme on se réveille difficilement d’un trop long rêve. Onoda n’est plus un soldat, c’est devenu une légende, l’histoire dans l’histoire. Mais le cinéaste refuse le symbole. En passant le relais à un jeune homme décidé à retrouver sa trace et à le ramener au pays, le film retourne à la vie et fait apparaître en quelques plans déchirants le poids tragique de ces vingt-neuf années passées hors du monde. Conte puissant au héros absurde, Onoda devient alors le récit universel d’une obstination, de ses conséquences violentes et terribles, mais aussi quelque part de la beauté mystérieuse d’une certitude inébranlable.
TROIS QUESTIONS À ARTHUR HARARI
Qu’est-ce qui pousse un jeune cinéaste français à partir adapter cette histoire en langue étrangère dans la jungle ?
Quand j’ai lu Les Détectives sauvages de Roberto Bolaño, un certain chapitre évoquait, sans le nommer, un héros au courage absurde. Ça m’a intrigué. J’ai découvert qu’il existait alors une autre version avec seulement un prénom, Hirō. Tout est parti de là, j’ai plongé. Je me suis mis à chercher et j’ai trouvé cette histoire. J’ai su que je voulais en faire un film quand j’ai lu ce moment où, des années après, Onoda se regarde enfin dans un miroir. Je savais que c’était un personnage de cinéma parce que c’est celui d’un rêve : mais un rêve qui a existé. C’est très rare.
Comment synthétise-t-on quasiment trente ans de ce temps figé en un peu plus de deux heures ?
Étrangement, si on y regarde bien, le film raconte très peu d’années, à coups d’ellipses successives : d’abord les années 1945-1946, puis les années 1949-1950, et enfin de 1969 à 1974. On a tenté de combiner en permanence le temps de l’action et le temps intérieur. On a essayé de faire perdre les repères extérieurs, de faire partager la longue chute immobile de ces hommes dans un trou qui dure trop longtemps, pour croire vieillir avec eux… jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de « eux », juste un « lui » qui commencerait à ressembler à un « moi ».
Quel a été le plus grand défi de ce tournage ?
Comme tous les tournages, je pense, de ne pas succomber à la peur, aux doutes, et de croire dur comme fer à ce que l’on raconte. Faire un film, ça ne tient qu’à ça. Surtout un film comme Onoda.
Image : Copyright Le Pacte