À 23 ans, la tempétueuse et bordélique Rakel (géniale Kristine Kujath Thorp) vit en coloc avec sa meilleure amie. Elle se voit astronaute, garde forestière ou bien dessinatrice. Zéro place pour une quelconque responsabilité. Pourtant, six mois après un coup d’un soir, elle apprend qu’elle est enceinte. Un déni de grossesse qui l’empêche d’avorter. Son esprit fabrique alors Ninjababy. Inspiré de ses carnets de dessins, le fœtus s’anime, communique avec elle et fiche la pagaille dans son quotidien… En regardant Ninjababy, adaptation de la BD Fallteknikk d’Inga Sætre, on pense à Allô maman, ici bébé ! (1990) dans lequel un bébé tout juste né commente les premiers pas hésitants de sa mère dans la maternité. Mais, à la différence de la comédie américaine d’Amy Heckerling, plutôt gentille, le film d’Yngvild Sve Flikke choisit un ton carrément grinçant, bien rafraîchissant, pour chroniquer cette grossesse non désirée.
Ce « ninjababy », espion miniature qui arbore fièrement un bandeau noir troué sur les yeux, juge les moindres faits et gestes de Rakel, s’invite dans ses expériences les plus intimes (géniale scène en stop motion où il apparaît sous la forme d’une marionnette en pâte à modeler, dans le ventre de cette dernière, et se fait asperger de sperme pendant un coït). Sous ses dehors de troll, il devient l’incarnation des doutes, des frustrations de Rakel, qu’on est tenté de voir comme la petite sœur de l’héroïne de Julie (en 12 chapitres) du réalisateur (lui aussi norvégien) Joachim Trier – le même élan spontané, la même peur de s’engager les faisant dévier du conformisme ambiant.
Ce que réussit particulièrement le film, c’est créer pendant un long moment un sentiment d’apesanteur, de navigation ludique dans les eaux troubles de la maternité. Pour, sur sa fin et au rythme de Rakel, nous faire sentir le poids qui pèse sur cette dernière (à mesure que la grossesse arrive à son terme, que son ventre se gonfle, ses dessins se font plus sombres). Dans le contexte actuel (rappelons que la Cour suprême des États-Unis a révoqué le 24 juin dernier l’arrêt Roe vs Wade, qui accordait depuis 1973 aux Américaines le droit d’avorter dans tout le pays), explorer avec une telle profondeur l’expérience d’une grossesse non désirée est salutaire. Rarement un film ne l’a fait avec autant d’humour et d’inventivité.
Ninjababy d’Yngvild Sve Flikke, Wild Bunch (1 h 43), sortie le 21 septembre
Image (c) Motlys
TROIS QUESTIONS À YNGVILD SVE FLIKKE
C’est rare de voir un fœtus au cinéma. Pourquoi avoir choisi d’en faire un personnage animé ?
C’est une idée qui est venue pendant l’écriture du scénario. Avec mes coscénaristes, on voulait quelque chose qui reflète la personnalité brutale de Rakel, car Ninjababy est sa création. On s’est aussi dit que, sur les images d’échographies, le fœtus est déformé, il n’est pas beau. D’où l’envie de le représenter de manière grossière – même s’il est plus mignon que dans nos intentions.
Il y a des films sur la grossesse qui vous ont marquée ?
Je pense à Juno, mais sinon je crois que le cinéma aborde le sujet trop sérieusement. J’avais envie de recréer par la comédie ce chaos qui m’habitait quand j’étais enceinte. Je m’asseyais en me demandant : « Mais merde, il se passe quoi en moi, là ? » Avoir un être qui grandit à l’intérieur de vous, c’est indescriptible.
Votre héroïne ne veut pas d’enfants mais dépasse le délai légal pour avorter. Ça fait forcément écho à l’actualité.
J’ai présenté mon film aux États-Unis cet été, et il y a des gens qui ont trouvé ça fou de voir un personnage qui ne veut pas être mère. C’est là que le cinéma a un rôle politique à jouer. Non pas qu’il faille écrire un message en lettres majuscules, mais il faut faire en sorte que les spectateurs se posent des questions en sortant, qu’ils en discutent avec leurs amis… Pour moi, une comédie est même plus efficace quand elle a un sous-texte politique.