Écrit à la main sur un simple carton, le générique du nouveau long métrage de Radu Jude met tout de suite dans l’ambiance punk d’un objet D.I.Y. mal peigné. N’attendez pas trop de la fin du monde raconte le jour sans fin d’Angela, assistante pour une société de production roumaine, qui doit ficeler au pas de charge un clip de prévention des risques au travail. Produit pour le compte d’une multinationale autrichienne, ce petit film de communication interne doit faire le portrait d’un employé en situation de handicap (mais pas trop non plus…). Dans le S.U.V. de la production, la jeune femme parcourt Bucarest à tombeau ouvert. Le grain du 16 mm et son noir et blanc charbonneux nous laissent percevoir peu de choses de la ville, hormis l’agressivité des conducteurs.
« Bad Luck Banging or Loony Porn » : au bord de la crise de nerfs
Pour transformer la boue en or, Radu Jude l’alchimiste fait bouillir dans son grand chaudron les images de cette course folle avec des morceaux de documentaire, des instantanés poétiques et les vidéos qu’Angela poste sur TikTok, où son avatar masculiniste, Bobitsa, débite des horreurs en citant du William Faulkner. Admirateur de Jean-Luc Godard, Jude raffole de ce genre de collages poétiques et dialectiques entre culture populaire et pensée savante. La trajectoire rectiligne d’Angela est aussi percée par les séquences d’un autre film, Angela merge mai departe, réalisé en 1981 par Lucian Bratu.
Le destin de cette conductrice de taxi sillonnant une Bucarest marquée par la dictature de Nicolae Ceaușescu en mode cinéma direct fait surgir l’écart entre ces deux époques. Si Radu Jude mélange tous ces éléments disparates, c’est que son film cherche à décrire des relations et des rapports de force : entre employeurs et patrons, clients et commanditaires, hommes et femmes, entre pays riches et pauvres de l’Union européenne. Porté tambour battant par l’extraordinaire comédienne Ilinca Manolache, N’attendez pas trop de la fin du monde est à l’image de son titre funèbre et ironique : un récit désespérément drôle d’une apocalypse en cours.
Trois questions À RADU JUDE
Vos fictions précédentes, Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares (2019) et Bad Luck Banging Or Loony Porn (2021), adoptaient aussi un point de vue féminin. Pourquoi ?
C’est vrai que ces films suivent aussi un personnage féminin, mais ça n’est pas programmatique. Je me fous du male gaze. Oui, ça existe, et alors ? Peut-être est-ce mon désir de faire des films sur des situations qui ne me sont pas personnelles. L’art en général existe pour essayer de connaître l’autre, non ?
Pourquoi y a-t-il des extraits d’Angela merge mai departe de Lucian Bratu ?
Pendant la dictature de Nicolae Ceaușescu, Lucian Bratu n’était pas un cinéaste subversif. Mais, en y regardant de plus près, j’ai découvert que son film regorgeait d’éléments subversifs. Il est tourné dans les beaux quartiers, mais il laisse voir des pauvres postés devant des murs délabrés ou faisant la queue pour de la nourriture. J’ai ralenti ces instants qui ont échappé à la censure pour les rendre visibles aux spectateurs d’aujourd’hui.
Pourquoi ce titre apocalyptique ?
J’aime le paradoxe de cet aphorisme de Stanisław Jerzy Lec, qui traduit un épuisement et une certaine joie. Vous pouvez le prendre au sérieux ou comme une blague. L’ironie révèle les contradictions : c’est exactement cette ambiguïté qui m’intéresse.
N’attendez pas trop de la fin du monde de Radu Jude, Météore Films (2 h 43), sortie le 27 septembre
Images Copyright Météore Films