« Leur Algérie » : travestir le chagrin

Avec tendresse, la jeune Lina Soualem filme la séparation, après soixante-deux ans de mariage, de ses grands-parents, venus d’Algérie dans les années 1950. Un film subtil sur la douleur silencieuse, celle qui masque la complexité des tourments.


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Devant sa page de mots mêlés, Aïcha répond à sa petite-fille, pouffant de rire et de sanglot : « Ma vie est un peu ratée sur le début, un peu ratée sur la fin. » À sa manière, Lina Soualem joue le même jeu en cherchant les mots entre les lignes, le sens dans les silences. Divorcer après soixante-deux ans de mariage n’est pas banal alors, caméra en main, la cinéaste cherche à comprendre. Entre tendresse et franche drôlerie, Lina Soualem filme ses grands-parents paternels à Thiers, en Auvergne, où ils ont construit leur vie depuis plus de soixante ans.

Fraîchement installés dans deux immeubles qui se font face, ces exilés algériens venus travailler en France portent les stigmates d’une douleur que l’on devine, celle du déracinement, marqué par l’absence et la distance. Partie d’un événement intime, Lina Soualem s’aventure alors vers la grande histoire pour saisir le tourment collectif. Ainsi filme-t-elle l’ancienne usine de son grand-père Mabrouk, cette coutellerie thiernoise décrite par George Sand comme le « Trou-d’Enfer » dans La Ville noire. Réinscrire dans l’histoire collective un fil intime, voilà l’une des ambitions de ce film en tous points réussi, le premier de cette ancienne journaliste, également actrice chez Hafsia Herzi et Rayhana.

Quant au père de la réalisatrice, l’acteur Zinedine Soualem, sa présence à l’écran ne distrait pas le regard. Entre le soutien à la démarche de sa fille et la pudeur parentale, il est l’allié parfait de cette quête d’identité et de mémoire. Avec bonne humeur, tout en humour, ce film court de soixante-douze minutes se voit donc comme un geste, une lettre d’amour, un désir de transmission pour comprendre le poids du passé. Leur Algérie, plutôt donc leur douleur, celle qui ne s’estompe pas lorsqu’elle est tue, celle qui pourrit avec le temps, lentement, jusqu’à souiller et former cette tristesse vague qui ne nous lâche plus lorsqu’elle s’empare de nous, poisseuse jusqu’à la mort, et qu’on appelle mélancolie. Lina Soualem dissèque celle d’Aïcha et de Mabrouk. Face à elle, mieux vaut alors en rire ou bien se taire, mêler les mots. En somme, travestir le chagrin.

Leur Algérie de Lina Soualem, JHR Films (1 h 12), sortie le 13 octobre

Image : Copyright JHR Films