« Je verrai toujours vos visages » : tours de table

[Critique] Peut-on (re)créer du lien entre des auteurs de violences et des personnes qui en ont subies ? Réunissant un impressionnant casting (dont Leïla Bekhti, Miou-Miou et Adèle Exarchopoulos), Jeanne Herry (Pupille) filme 
ce pari insensé 
et à l’issue incertaine.


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Pratique peu répandue en France, la justice restaurative consiste à mettre en contact des victimes de crimes ou de délits et des coupables d’infractions similaires. Objectif : installer un dialogue très cadré, afin que chacun puisse exprimer ses traumatismes et ses incompréhensions, mais aussi entendre le vécu de l’autre. Pour raconter comment se met en place ce processus si complexe et fragile, Jeanne Herry a choisi deux histoires : elle suit le travail préparatoire mené par une jeune femme (Adèle Exarchopoulos) avec la juriste qui l’accompagne (Élodie Bouchez), en vue d’une médiation avec le frère qui l’a violée toute son enfance ; et elle nous fait intégrer un cercle de rencontres dans lequel, chaque semaine, trois détenus (dont le doué Dali Benssalah) et trois victimes (Leïla Bekthi, Miou-Miou et Gilles Lelouche) viennent se raconter et s’écouter, sans mâcher leurs mots.

En épousant aussi le point de vue de celles et ceux qui encadrent ces groupes de parole, Je verrai toujours vos visages ne cache rien de ce qui s’apparente à un numéro de trapèze volant : même quand tout semble fonctionner, la plus grande des prudences s’impose – sinon c’est la chute. La justice restaurative est davantage affaire de lien social que de thérapie, mais ce que décrit le film ressemble à ce qui peut se produire sur un divan de psy : prendre la parole est souvent difficile, les silences sont fondamentaux, et on ne repart pas forcément avec ce qu’on venait chercher.

Cet état d’incertitude crée une émotion intense, qui n’a nullement besoin d’artifices pour se développer. La mise en scène attentive de Jeanne Herry fait exister tous les personnages à parts égales, sans manichéisme ni sensationnalisme. Avec une attention bien particulière portée sur la temporalité : préparer pendant des semaines le face-à-face le plus important de sa vie, sans savoir s’il durera plus d’une poignée de minutes ou s’il aura même lieu, c’est une terrible épreuve de plus.

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Trois question à Jeanne Herry

Comment fait-on pour équilibrer ce double récit ?

Je ne voulais pas choisir entre les deux grands dispositifs de la justice. Ça offrait des possibilités différentes en matière d’enjeux et de géométrie. C’était bénéfique que le film ne soit pas qu’un huis clos, que chaque partie permette à l’autre de respirer. Mais ça a été un souci de l’écriture au montage, car l’une démarre 
par un climax tandis que l’autre est un crescendo.

Les quatre coupables de crimes ou de délits sont des hommes. Volonté ou hasard ?

Pour Pupille, j’avais écrit un personnage d’assistant familial masculin [Gilles Lellouche, ndlr] alors que 98 % sont des femmes. Mais ici ça m’aurait embêtée d’aller à l’encontre des statistique
s. Il n’y a même pas 4 % de détenues en France… Et puis ça permet de souligner que dans ce monde masculin de la délinquance la parole est disqualifiée : c’est de la fragilité, de la trahison.

Le film travaille la temporalité, on y sent l’importance de l’attente et des silences…

On a besoin de temps long, de nuance, de progresser petit à petit. J’avais envie d’un film qui prenne son temps, avec des silences de qualité. D’ailleurs, je me suis posé la question : fallait-il faire un film ou une série ? Un format plus long m’aurait donné la possibilité de déployer tous les personnages et tous les enjeux. Finalement, j’ai fait des choix.

Je verrai toujours vos visages de Jeanne Herry, StudioCanal (1 h 58), sortie le 29 mars

Images (c) Studio Canal