« Europe 51 » de Roberto Rossellini : le visage ravagé de l’Italie d’après-guerre

À travers le parcours d’une bourgeoise convertie à la lutte sociale après la mort de son fils, le réalisateur italien radiographie les blessures de son pays. Un drame mystique et politique, à (re)voir en salles en ce moment, dans une version inédite non-censurée.


655502b9 aa48 4fa6 b85d 6f4172b5ade4 europe51

Europe 51 commence là où finissait Allemagne, année zéro, réalisé quatre ans plus tôt : sur le suicide d’un enfant. Grande bourgeoise de la société romaine, Irène (Ingrid Bergman) néglige son fils, un garçon sensible et timide, tout occupée à ses mondanités. Le jour où il trouve la mort après s’être jeté dans l’escalier, Irène se livre à corps perdu dans la lutte ouvrière et l’aide aux miséreux, délaissant peu à peu son foyer pour cette quête sociale teintée de mysticisme…

Derrière la mort tragique de cet enfant, point de départ d’un mélodrame où Rossellini déploie avec force son regard humaniste, il y a bien-sûr l’ombre d’une Italie exsangue, qui n’a pas encore digéré son passé fasciste. Le chemin de croix d’Ingrid Bergman (qui évoque la combativité de la philosophe humaniste Simone Weil) est une rédemption qui flirte avec la folie. En délaissant sa futilité bourgeoise, le personnage devient une paria de la société, stigmatisée au point que les autorités décident de la placer en hôpital psychiatrique.

Cette trajectoire d’illumination, que Rossellini filme au plus près, avec une rugosité impressionnante (il faut voir à quel point le visage de son actrice fétiche, blême, non maquillé, est auréolé de sainteté), est avant tout un panorama politique du pays d’après-guerre, de ses blessures béantes. Dans l’enfer du travail aliénant des usines, dans les faubourgs sales de la ville, au près d’une prostituée malade ou d’un voyou qu’elle aide à fuir, Irène découvre la crasse du monde, au fil de longues séquences naturalistes qui donne au film l’ampleur d’un documentaire social. Ces scènes engagées feront d’ailleurs l’objet d’une censure de la part du gouvernement italien, qui supprima les allusions à une grève syndicale, ainsi que plusieurs répliques jugées anti-chrétiennes.

À travers le destin de ce personnage qui ouvre les yeux, Rossellini écrit symboliquement son propre manifeste esthétique, pose les préceptes modernes du néo-réalisme. Sa mise en scène crue, dénuée d’artifices, est à l’image de la prise de conscience d’Irène. Elle nous appelle aussi, en tant que spectateur, à affronter le monde dans sa noirceur, sans perdre de vue ce qui peut nous en sauver : l’empathie.

Europe 51 de Roberto Rossellini, Tamasa, 1h50, sortie en salles le 5 janvier