Tout commence à l’aube, par une méchante gueule de bois. Capturés en gros plan, le visage vaseux de Jonas (Grégory Montel), qui s’est endormi à un pot professionnel, ouvre cette journée qu’on devine tout de suite spéciale. L’esprit du film de Jérôme Bonnell est contenu là, dans cette introduction qui préfigure une série de mouvements, d’évolutions, d’hésitations, de bugs qui font dévier le récit. Dans la lignée de ses précédents films (La Dame de trèfle, Le Temps de l’aventure), le cinéaste met patiemment en place les composantes d’un engrenage. Ici, ça part d’une rupture amoureuse. Sonné par sa nuit, Jonas se rend en taxi chez son ex, la Léa du titre (Anaïs Demoustier, tout en fougue). Leur échange s’envenime et il décide d’avaler un café en vitesse dans le bar situé en bas de l’immeuble. Mais, pris par le besoin d’adresser une dernière lettre à Léa, il va y rester de longues heures…
Réutilisant intelligemment le dispositif théâtral d’unité de temps et d’espace, et grâce à des dialogues épurés qui évitent soigneusement le piège des discussions de comptoir inutilement bavardes, le film puise dans ce surplace et cette condensation toute sa force comique et émotionnelle. Il fait rentrer dans ce cadre serré une troupe de personnages secondaires (le généreux tenancier du bar, incarné par Grégory Gadebois ; une habituée malicieuse, jouée par Nadège Beausson-Diagne ; une mère et son fils adulte fusionnels, qui s’embrouillent à longueur de temps) qui mettent Jonas face à sa fragilité – une fragilité masculine encore trop peu montrée à l’écran. Le personnage de son ex-femme (et mère de son enfant), porté par une géniale Léa Drucker, est peut-être celui qui pousse le plus ce héros ni idéalisé ni démoli (pas loin des personnages masculins de Truffaut ou Sautet) dans la voie salutaire de l’introspection.
Toujours présente mais n’apparaissant dans le champ que dans une scène marquante qui sort momentanément Jonas de son huis clos, elle apaise de sa douceur ce dernier, bouillonnant. C’est justement dans le hors-champ que beaucoup de choses se jouent. On pense à ces scènes où, attablé au café – dans lequel il a une vue imprenable sur l’appartement de Léa –, Jonas se met à fantasmer le bonheur de celle-ci dès lors qu’elle s’efface de son champ de vision. Ces songes inarrêtables, ce sentiment d’impuissance qu’on n’a pas de peine à se figurer, disent tout de la douleur amoureuse.
Trois questions à Jérôme Bonnell
Pourquoi avoir choisi ce dispositif d’unité de temps et de lieu ?
J’ai eu une espèce de joie à retrouver des questions basiques de cinéma, à réfléchir à l’homme dans l’espace. Bizarrement, ça m’a amené pendant la préparation du film à regarder plein de westerns, comme Le Dernier Train de Gun Hill de John Sturges (1960) ou La Chevauchée des bannis d’André de Toth (1959), parce qu’ils sont construits sur un temps très rétréci et dans un lieu unique. Pour moi, c’est la forme originelle du cinéma.
Vous dépeignez souvent des personnages féminins nuancés. Pourquoi vous intéresser à un homme, cette fois ?
Le dépit amoureux vécu par les hommes est plus rarement montré dans la société. Je me suis beaucoup caché derrière des personnages féminins, c’était comme une planque qui me donnait une plus grande impression de fiction. Là, ça m’a touché d’interroger la sentimentalité masculine, l’insupportable indécision des hommes.
Le film mise beaucoup sur la suggestion, plus que sur la démonstration.
J’ai l’impression qu’on est dans un monde du tout-voir, du tout-montrer. Je cherchais quelque chose de simple avec ce geste. Aussi, j’ai depuis mon premier film une vieille ambition, qui est de raconter des choses grandes à travers des choses en apparence toutes petites.
Chère Léa de Jérôme Bonnell, Diaphana, (1 h 30), sortie le 15 décembre
Image (c) Celine Nieszawer