« Photographie et agriculture ont un point en commun : le réel. C’est à dire quelque chose qui échappe ». En voyant le premier film de Louise Courvoisier (lauréate du prix de la Cinéfondation cannoise avec son court métrage Mano à Mano en 2019), cette réflexion de Raymond Depardon se ravive. La jeune réalisatrice a choisi le camp de la fiction, mais Vingt Dieux, tout comme l’œuvre humble du documentariste-bourlingueur, a la vertu des choses simples, si fragiles qu’elles menacent de s’évanouir quand on les saisit.
Ancré dans les montagnes jurassiennes dont Louise Courvoisier est elle-même originaire, le film suit les aventures de Totone (Clément Favreau) bien porté sur la bouteille du haut de ses 18 ans. Après le décès de son père, il se lance un défi aussi absurde que poétique : réaliser le meilleur Comté de la région pour gagner un concours agricole local (et un gros chèque, histoire de continuer à boire des bières à la fête du village).
Merveilleuse idée que de faire de ce doux fromage fruité un Graal, une sorte de totem à la fois prosaïque et profondément philosophique. Car dans Vingt Dieux, fabriquer du fromage alors qu’on n’y connaît rien relève d’un travail physique – Louise Courvoisier prend le temps de filmer la coagulation du lait, le décaillage, le brassage, le moulage comme des étapes sisyphéennes, où les mains calleuses se brûlent et où les corps frêles se voûtent dans ce qui devient un rituel païen.
Mais cette aventure fromagère est surtout celle d’une altérité découverte, révélée comme une épiphanie dans la plus pure simplicité, dans le partage de gestes inconnus qui s’acquièrent en regardant les autres. Totone apprend à reconnaître la qualité d’un bon lait, mais auprès d’une jeune agricultrice (Luna Garre) il apprend surtout l’amour physique – gracieuse métaphore par laquelle le film entremêle la découverte du désir au plaisir du travail artisanal, au toucher des produits. Derrière la quête impossible du comté parfait, Vingt Dieuxpropose une utopie sociale aux traits plus palpables, celle d’une communion des savoirs, au diapason de la nature.
Et s’il vient fébrilement nous serrer le cœur, c’est en raison de l’amour limpide, vidé de tout misérabilisme, qu’il porte à ses acteurs. Recrutés lors de castings sauvages, ils s’imposent avec l’évidence désarmante du réel, celle que l’on peut entendre résonner dans leurs accents francs, dans leur visage tanné par le soleil. Louise Courvoisier filme la ruralité comme on la voit rarement, gorgée d’une intarissable ardeur.
Le Festival de Cannes se tiendra cette année du 14 au 25 mai 2023.
Illustrations : Pyramide Films