En trois longs métrage, le tandem Ronit et Shlomi Elkabetz a proposé, en s’inspirant de leurs parents juifs marocains, une saisissante critique de la famille en Israël. Dans Prendre femme (2005) et Le Procès de Viviane Ansalem (2014), on suivait une héroïne qui faisait tout pour quitter son époux, affrontant dans le premier film ses frères et leur vision familialiste, dans le second une justice qui, jusqu’à l’absurde, lui refusait le divorce. Dans Les Sept Jours (2008), c’était le poids aberrant du silence après un deuil touchant leur foyer que les cinéastes tentaient de conjurer.
On retrouve tous ces thèmes dans les deux films qui composent Cahiers noirs, à ceci près qu’on a devant nous les modèles réels de tous ces personnages : Shlomi Elkabetz entrelace des vidéos de sa sœur – morte d’un cancer du poumon en 2016 – et de ses parents avec des images de leurs films et de leurs tournages. Ce vertige de fragments documentaires, tantôt home movie tantôt making of, Shlomi Elkabetz le fait toujours basculer vers la fiction : les deux films jouent d’un côté hanté, imaginant des prophéties qui toujours poursuivent le frère comme la sœur, les plaçant dans une lutte acharnée contre le temps, accélérée dans la deuxième partie lorsque l’on assiste aux différentes étapes de la maladie de Ronit.
Leur désir commun de création est ainsi figuré, comme traversé par une urgence, mais aussi par une colère retentissante contre les tabous de la société israélienne. Shlomi relate comment son père et sa mère, filmés sans ménagement mais aussi avec beaucoup de tendresse, ont été heurtés par les films de leurs enfants, qui osaient montrer comment le patriarcat s’était insinué dans leur famille. Ce qui marque le plus, c’est ce portrait bouleversant de la fratrie fusionnelle qu’il formait avec Ronit. Ces Cahiers noirs semblent comme une façon pour lui de toujours faire corps avec elle et avec ses luttes.
TROIS QUESTIONS À SHLOMI ELKABETZ
Cahiers Noirs est-il pour vous une manière de revisiter le passé ou bien de le réécrire ?
Je me suis dit : « Et si je considérais toute cette matière comme du présent ? » Au moment où j’ai pris cette décision, je me suis interrogé : « Et moi, où suis-je ? » J’ai décidé de faire comme si je venais du futur, car je savais ce qui allait arriver. Et alors j’allais pouvoir prévenir les personnages de ce qui allait leur arriver et, peut-être, changer le cours des choses.
Dans les deux films, l’appartement parisien que vous partagez avec votre sœur, Ronit, a une grande importance. C’était un refuge ?
À une époque, ça a été l’endroit le plus important du monde pour nous. Je me souviens que, parfois, j’entrais et je caressais les murs. On s’y sentait protégés, autorisés à rêver aussi grand que possible. Paris a été le premier endroit qui nous a accueillis en tant que cinéastes. Et le cinéma nous a tant donné dans la vie, il nous donnait la vie même.
Ronit dit d’un de vos films faits ensemble : « Nous devons en faire un lieu d’illumination, malgré et grâce aux obstacles. »
On n’avait pas assez d’argent pour finir ce film, et j’étais découragé. Ronit m’a dit : « Oublie, on fera le film avec la matière qu’on a. » Je n’aurais jamais abandonné, mais elle avait l’aptitude à formuler les choses. Ces mots m’ont donné de la force, et ils m’en donnent toujours. Il faut aller chercher dans ses propres ressources et s’arroger le droit de créer.
Image (c) Dulac Distribution