CANNES 2023 · Bulle Ogier : « Jacques Rivette est un détonateur pour les acteurs »

Cet aprem était projeté en ouverture de Cannes Classics la version restaurée du sublime « L’Amour fou » de Jacques Rivette, film fleuve de 4h14 sur un couple à la dérive qui se déchire sur fond d’une mise en scène d’Andromaque de Racine. Dans un entretien qu’elle nous a accordé en 2021, Bulle Ogier revenait pour nous sur sa collaboration avec le cinéaste. Morceaux choisis.


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Quand on pense aux cinéastes avec lesquels vous avez fait un bout de chemin, il y a Barbet Schroeder, évidemment, avec lequel vous partagez votre vie depuis des années, mais aussi Jacques Rivette. Qu’est-ce qu’il a représenté pour vous ? 

Je dirais qu’il est un détonateur pour les acteurs. Il leur donne quelque chose comme on donnerait quelque chose à un enfant. Oui c’est ça, à un enfant. Et de là, il produit quelque chose qui marche. Ou qui ne marche pas d’ailleurs, comme avec le film Merry-Go-Round [à sa sortie en 1977, et après un tournage houleux, le film a été très peu distribué, ndlr]. Rivette, j’ai traversé sa vie, ou il a traversé la mienne. L’avant-dernier film où il m’a fait jouer un rôle majeur, c’est Le Pont du Nord, avec ma fille Pascale. Au départ, il voulait faire un film avec Juliet Berto et moi. Mais on avait déjà fait Duelles. Donc il s’est dit : « je vais prendre une jeune actrice. Pourquoi pas Pascale ? » Elle voulait être actrice à ce moment-là. 

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On parle peu de votre participation à l’élaboration de certains de ses films où vous jouez, comme Le Pont du Nord, donc, mais aussi Céline et Julie vont en bateau — vous êtes dans les deux cas créditée comme scénariste. Quel a été votre rôle dans ces processus de création ? 

Je n’étais pas vraiment scénariste, parce que Jacques ou Suzanne Schiffman étaient là pour ça.  On recevait des dialogues très écrits dans la nuit, à minuit. Mais j’avais envie de représenter une idée par un élément du décor, un costume… Dans Le Pont du Nord, par exemple, on a imaginé nos costumes avec Pascale. Au départ, Jacques voulait qu’on voie Macadam Cowboy. Il nous avait aussi donné à lire Don Quichotte de Cervantès. De là, j’ai eu l’idée du costume de Marie, mon personnage.

Un anorak que je mettais souvent — d’ailleurs à l’intérieur il y a marqué « Tom Waits », parce que j’étais allée à un de ses concerts. Et puis une jupe rouge et des petites bottines. Pascale, elle, voulait que son blouson représente l’armure de Don Quichotte. Et que son casque de moto représente son chapeau. Tout ça était évidemment assez lointain au texte. Mais ça fait rêver, ça fait bouger le cerveau, l’imagination. Dans Duelles, j’avais aussi choisi mon costume : un pantalon avec un chapeau d’homme et une canne. Le costume, pour un acteur, c’est très important. Ça le conditionne pour qu’il colle au personnage.

Bulle Ogier : « Je ne suis pas très bonne dans les rôles qui doivent ‘représenter la réalité’ »

C’est vrai que vos costumes ont toujours été très marquants. L’image qui vient tout de suite en tête, c’est votre allure dans Maîtresse, où vous êtes tour-à-tour en tenue de cuir et robe fleurie. 

Ah bah c’est sûr que Maîtresse… Je ne me promène pas au quotidien en corset, avec des capes en caoutchouc. Mais c’était formidable d’être dans ce costume, d’avoir ce rôle. Chez Rivette, les costumes sont moins expressifs, moins évidents. Mais dans Céline et Julie vont en bateau [l’actrice y incarne Camille, une jeune femme mélancolique, ndlr] par exemple, je pense que ça a été très important d’avoir de la dentelle noire, une robe en crêpe de Chine grise. Ça définit les mouvements. Là, j’ai eu envie d’avoir une gestuelle très sophistiquée, posée, loin du réel de l’époque — on était au sortant de Mai 1968. C’était très amusant de dévier comme ça de la réalité, du psychologique. 

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Cette façon de faire des pas-de-côté par rapport au réalisme, c’est ce qu’on retrouve dans une bonne partie de votre filmographie. 

Oui, je crois beaucoup à la distanciation. Je pense que la distanciation ramène à une vérité, bizarrement. C’est ce que Brecht disait. Par exemple dans La Salamandre d’Alain Tanner, je joue Rosemonde, une ouvrière. On aurait pu insister sur le fait qu’elle a peu d’argent, un boulot difficile, mais le fait que ce soit moi qui l’ai jouée, ça change tout. Tanner n’a pas pris quelqu’un qui était typiquement ce personnage. Je lui avais dit : « Écoutez, moi je suis parisienne de naissance, et plutôt du côté du XVIe arrondissement, je ne vois pas très bien comment je peux faire une ouvrière suisse. Je n’ai pas été élevée dans ce type de milieu. »

Mais paraît-il, d’après Renato Berta [directeur photo et ami de Bulle Ogier, ndlr] — qui a fait tous les films de Tanner je crois —, que quand il a vu L’Amour fou de Rivette — donc rien à voir avec La Salamandre —, il a dit : « C’est elle que je veux. » Je trouve que si on arrive à faire ce pas-de-côté, que le metteur en scène sait ce qu’il veut et que ça coïncide avec lui, c’est merveilleux. Moi, je ne suis pas très bonne dans les rôles qui doivent « représenter la réalité », comme on dit. On pense que j’ai fait un choix de carrière, mais non ! Je me suis juste dirigée vers des projets où je sentais que je pouvais être relativement bonne. Et puis le fait que, dès les années 1960, on ait été dans une forme de révolte contre le traditionnel, le conformisme, ça a joué aussi. 

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Vous parliez de distanciation. Avez-vous déjà eu peur d’en manquer avec un personnage, des conséquences que certains rôles pourraient avoir sur votre vie ?

Un petit peu dans L’Amour fou [film de Jacques Rivette sorti en 1969 qui raconte la fin d’un mariage entre Claire, une actrice, incarnée par Bulle Ogier, et Sébastien, son metteur en scène, incarné par Jean-Pierre Kalfon, ndlr]. On était tous dans une rupture amoureuse et donc ça creusait encore plus les douleurs de chacun d’entre nous. En tout cas, de Jean-Pierre et moi. Mais ça a servi le film quand même. 

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Le Festival de Cannes se tiendra cette année du 16 au 27 mai 2023.