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Xavier Legrand : « On ne dénonce pas la violence en montrant la violence »

  • Quentin Grosset
  • 2024-02-09

Six ans après le brillant « Jusqu'à la garde », Xavier Legrand poursuit sa dissection glaçante du patriarcat, entre veine sociale et cinéma de genre, dans Le Successeur. On y suit Ellias (Marc-André Grondin), célèbre créateur de mode à qui tout réussit à Paris, jusqu’à ce que se rappelle à lui son père, qui meurt au Québec et lui laisse un tragique héritage… Rencontre.

Peut-on voir dans le personnage d’Ellias, de façon métaphorique, l’homme que serait devenu le petit garçon du père violent de Jusqu’à la garde ?

Je ne sais pas comment Julien dans Jusqu’à la garde aurait évolué. Je ne pense pas qu’il aurait reproduit la violence de son père – même si ce phénomène de reproduction est courant. Non, pour moi, Le Successeur, c’était imaginer une famille défaillante, avec un antihéros dont la figure paternelle est à fuir, et dont la mère n’est pas du tout présente. On a tous ce réflexe : « Il faut respecter les morts. » Mais pour moi un connard mort reste un connard.

Au début du film, Ellias est pris de douleurs au cœur – plus tard, on apprendra que son père est mort d’une crise cardiaque. Qu’est-ce que cette douleur symbolise pour vous ?

Cette idée m’est venue en lisant Retour à Reims de Didier Eribon, qui lui aussi avait un peu tourné le dos à ses origines. Évoluant dans le milieu intellectuel et littéraire parisien, il a appris que son père était mort d’un cancer de la gorge, et il s’est mis à ressentir des douleurs. Il a soudain cette conscience que, si son père meurt, il est le prochain. Ellias apprend que son père a fait un AVC, et se demande s’il ne lui a pas transmis ça. C’est une peur qu’il ressent alors qu’il rejette toute forme d’héritage de sa part. Ça l’habite déjà.

Dans la sidération d’Ellias à propos de cette transmission paternelle qu’il refuse, on trouverait presque une ressemblance avec un autre mythe plus contemporain : cette séquence de Star Wars durant laquelle Dark Vador épouvante Luke Skywalker en lui disant : « Je suis ton père. »

Oui, Ellias est sidéré. Il savait qui était son père, mais pas complètement. Soudain, il découvre son héritage. Il y a justement un moment dans le film où il met un casque de moto, et on entend sa respiration. Il ne dit pas « Je suis ton père », mais il le devient presque, malgré lui. On peut aussi penser à Hamlet de William Shakespeare – il y a ce petit clin d’œil dans le film : comme dans la pièce, il y a l’idée du fantôme du père qui revient, tandis que la mère d’Ellias a épousé le frère du défunt.

Dans Jusqu’à la garde, la paternité était déjà associée à une menace, les personnages fuyaient un patriarche. Quelles résonances personnelles entretenez-vous avec ces histoires ?

Je n’aime pas trop parler de moi, de ma vie, de mon enfance, de ma famille, parce qu’on finit toujours par évoquer des gens qui ne veulent pas qu’on parle d’eux. Mais oui, je me suis construit dans une famille assez patriarcale, on peut dire terrorisante. Forcément, ça se retrouve en filigrane dans ce que je produis.

Jusqu’à la garde de Xavier Legrand : mon fils, ma bataille

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Ellias est aussi une figure d’artiste qui finit par ne plus voir que lui-même, en oubliant les autres. Projetez-vous vos propres peurs à travers lui ?

Non parce que ce métier, je ne peux le faire que s’il y a les autres. En revanche, je me protège plus. J’ai vécu la médiatisation de Jusqu’à la garde, et ça a pu être une source d’angoisse. J’en parle peut-être à travers Ellias. On a identifié ce que je faisais, ce que je disais, ma parole est entendue. Il y a cette angoisse éternelle du deuxième film, je sais bien que je suis au milieu de l’arène. Mais je ne crains pas de ne pas plaire. Parce qu’étant aussi acteur, j’ai passé énormément de castings. Et bon, quand je n’ai pas plu, je ne suis pas mort. L’idée de peut-être être rejeté, il faut l’accepter, sinon on ne fait pas ce métier.

Pour vous, le fait divers est une bonne base de cinéma ?

Je trouve qu’il s’agit d’un terrain très intéressant : les victimes comme les gens qui commettent les crimes sont avant tout humains. À un moment donné, quelque chose a cloché, et les faits divers nous donnent accès à ces failles. Dans Jusqu’à la garde, je mettais en scène un homme violent : j’ai pris le parti d’en faire un homme malheureux, qui pense aimer, mais très mal. Ça reste un homme, pas un monstre… Pour moi, le cinéma peut s’inspirer des faits divers, mais la reconstitution en elle-même peut mettre mal à l’aise pour des raisons d’éthique envers les victimes, leurs familles – celles des bourreaux aussi d’ailleurs, dont les proches sont aussi des victimes.  

Le Successeur de Xavier Legrand

Pour Jusqu’à la garde comme pour Le Successeur, quelles questions vous êtes-vous posées concernant la représentation de la violence ?

Dans Jusqu’à la garde, il s’agissait d’éviter le spectaculaire. Il y avait très peu de scènes de violences, je jouais sur quelque chose de plus anxiogène. Je n’ai aucune envie de montrer une femme qui se fait frapper par un homme, une femme qui souffre. Dans Le Successeur, c’est pareil, je ne fais pas d’effets. On ne dénonce pas la violence en montrant la violence.

Photo de couverture : Xavier Legrand (c) Manuel Moutier

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