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Wei Shujun : « Enquêteur comme spectateur se trouvent dans une même solitude »

  • Laura Pertuy
  • 2024-07-05

[INTERVIEW] Abonné aux sélections cannoises, ses trois premiers longs y ayant tous été présentés (« Striding into the Wind », « Ripples of Life »), le jeune réalisateur chinois revient avec un thriller construit autour des chemins tortueux de la mémoire. « Only The River Flows » (sélection à Un certain regard en 2023) voit son héros taiseux s’embourber dans une enquête aux nombreuses pistes, et Wei Shujun de nous faire naviguer avec malice dans un même mystère.

Only The River Flows est adapté de la nouvelle éponyme du célèbre romancier chinois Yu Hua. Quels motifs y avez-vous puisés ?

Au-delà de l'enquête criminelle [le film raconte les doutes d'un enquêteur chargé d'élucider trois mystérieux meurtres qui ont lieu durant les années 1990, en Chine ndlr], je tenais à restituer une ambiance, à transmettre des éléments qu'on ne perçoit pas de façon directe, des choses invisibles. Et puis je ne voulais pas trop m’éloigner de l’époque d’origine, les années 1990. Une période de transformation radicale quant à la façon de mener des enquêtes en Chine. Pour moi qui suis né en 1991, il y avait aussi cette idée de se replonger dans ses propres souvenirs, d’identifier les pièces manquantes [ce qui est l’un des fils rouges du film avec un grand puzzle que réalise la femme du héros, ndlr].

Vous avez tourné en 16mm, format dont le grain offre une tonalité d’époque mais aussi une texture au temps…

La pellicule m’a permis de donner une certaine idée de l’époque et de jouer sur la différence entre songe – avec des scènes tournées en numérique, plus nettes – et réalité. C’était une contrainte, tant sur le nombre de prises qu’en termes de rendu final, car nous avons travaillé dans une sorte de brume, mais ça m’a permis d’évaluer le travail des acteurs et le rythme des scènes de manière plus exacte. Étant technicien du son de formation, j’ai aussi beaucoup travaillé l’idée de rendre le son « visible », de jouer sur l’amplification à certains moments clefs. 

Vous installez le commissariat de police dans une vieille salle de cinéma, soit un décor tout trouvé pour décortiquer la psyché du héros, lui faire emprunter plusieurs pistes et scénarios…

Disons que c'est un peu comme si le cinéma, en tant que lieu, était l’entrée dans le déroulement d'un repas. Ma Zhe [le chef de la police criminelle, ndlr] démarre avec une grande confiance en lui, des certitudes, puis se met à douter jusqu’au moment où il se trouve littéralement au bord de la folie, face à des choses incompréhensibles sur lesquelles il ne peut pas mettre de mots. C’est quelqu’un de très cartésien qui ne peut plus s’appuyer sur le rationnel, avoir une vision d’ensemble, ce qui entraîne sa paranoïa. Via ce choix de décor, il est aussi possible d’établir un parallèle entre réalisateur et enquêteur, et puis, au final, Ma Zhe a souvent la vérité devant les yeux mais demeure passif, alors quel meilleur lieu qu’un cinéma pour traduire cet état ?

Le film, dans sa recherche formelle notamment, semble emprunter à plusieurs genres, se questionner sur les codes qu’on associe au film noir notamment.

Je voulais que le spectateur effectue le même chemin que le personnage, qu’il soit à l’image de la perte de repères de Ma Zhe. À un moment donné, tout ce qui constituait ce sur quoi il se basait, son expérience, ne sert plus à rien, et le spectateur, face à ce qu'il pensait être un thriller ou un film policier, se rend compte que ces codes-là se sont, eux aussi, évaporés. Enquêteur comme spectateur se trouvent dans une même solitude face à des choses qui sont bien plus complexes que ce qu’ils avaient imaginé.

Le tournage s’est fait de manière chronologique avec un montage assuré en un temps record par le Français Matthieu Laclau. On imagine, de fait, un temps de préparation relativement dense.

Nous avons effectué un mois et demi de travail de préparation avant de commencer le tournage, temps que nous avons employé à tout… sauf à répéter. Avec Yilong Zhu, l’acteur principal, nous avons regardé des films, joué au basket, mangé, parce que je suis trop conscient du fait que lorsqu’on rentre dans un phénomène de répétition, on s'épuise, on se tue soi-même. C’est similaire à l’exercice d’une série d’interviews : j’ai conscience que j’ai une réponse à la question mais je la répète et elle se vide de son sens.

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« On ne comprend pas le destin et c’est pourquoi je me suis fait destin. J’ai pris le visage bête et incompréhensible des dieux. » La citation d’Albert Camus, qui ouvre le film, semble à elle seule symboliser la descente aux enfers de Ma Zhe.

À mon sens, c'est une phrase qu’aurait pu prononcer le fou dans le film, et qui dit en substance : « Peu importe la façon dont je vais me présenter à vous et m'exprimer devant vous, vous ne me comprendrez pas. Alors le seul choix que j'ai, c'est de faire des choses encore plus expressives, grandioses, même si je sais que le résultat sera le même. » Je voulais montrer que le destin se moque bien de nous car plus on cherche à découvrir le sens de la vie, plus on a de chances de passer à côté.

Image : © KXKH Films

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